2016 éléments
dernière mise à jour:
jeudi 7 mars 2024
Devant la douleur des autres
par Susan Sontag
( 18 avril 2011 )

.
D’être photographié confère à l’événement pour ceux qui sont ailleurs, qui le reçoivent comme « actualité » - une réalité. Mais une catastrophe vécue prendra souvent, étrangement, l’apparence de sa représentation. L’attentat contre le World Trade Center, le 11Septembre 2001, a été décrit comme « irréel », « surréel », « semblable à un film ? - tels sont les premiers commentaires que l’on put entendre de ceux qui avaient fui les tours ou avaient assisté à leur effondrement. (Après quarante ans de films catastrophes produits à gros frais par Hollywood, la phrase « C’était comme dans un film » apparaît comme un déplacement de l’expression par laquelle les rescapés d ’un drame décrivaient jadis leur incapacité provisoire à assimiler ce qu’ils avaient vécu : « C’était comme dans un rêve. » [p.30]

Les images d’événements cauchemardesques paraissent plus authentiques si elles n’ont pas l’apparence que confèrent un bon éclairage et une composition soignée, soit parce que le photographe est un amateur, soit - tout aussi efficace - parce qu’il a fait sienne l’une des veines antiartistiques en vogue. En adoptant, artistiquement parlant, un profil bas, ces images passent pour moins manipulatrices soupçon qui pèse aujourd’hui sur toutes les images, produites en masse, de la douleur et moins susceptibles d’éveiller la compassion ou l’identification complaisantes. [p. 35]

En cette ère où l’on télé-contrôle la guerre faite aux innombrables ennemis de la puissance américaine, les politiques relatives ce que le public doit voir et ne pas voir sont encore en cours d’élaboration. Chaque jour, les producteurs de journaux télévisés tout comme les rédacteurs en chef des journaux et les responsables de rubriques des magazines photographiques prennent des décisions qui raffermissent un consensus parfois vacillant quant aux limites du savoir public. Ces décisions prennent souvent la forme de jugements sur le « bon goût » - lequel est toujours un critère répressif dès lors que les institutions s’en réclament. (...) Quant aux journaux télévisés qui, disposant d’un public beaucoup plus large, subissent plus fortement les pressions des annonceurs, ils sont régis par des contraintes encore plus strictes auto réglementées le plus souvent quant à ce qu’il est « séant » de rendre public. On peut s’étonner d’une telle insistance sur le bon goût dans une culture saturée d’exhortations commerciales tendant rabaisser les critères du goût. Mais cette insistance devient cohérente dès lors qu’on perçoit sa fonction : masquer une série innommable de questions et d’inquiétudes relatives à l’ordre public et au moral des gens tout en soulignant l’incapacité à formuler ou à défendre autrement le mode de déploration traditionnellement attesté. Ce qu’on peut montrer, ce qu’on ne doit pas montrer : peu de questions excitent autant la clameur publique. [p. 76 - 77]

Un portrait qui refuse de nommer son sujet se fait complice,même par inadvertance, du culte de la célébrité qui aliments l’appétit insatiable du public pour l’autre forme, adverse, de photographie : en ne concédant de nom qu’aux plus illustres, on ravale les autres au simple rang de représentant de leur profession, de leur ethnicité, de leur triste état. Prises dans tente-neuf pays, les photographies de Salgado regroupent, sous le même intitulé de Migrations, quantité de causes et de types de détresses. Élargir le spectre de la souffrance, en la globalisant, peut induire chez le public le sentiment qu’il doit être plus impliqué. Mais cela l’invite aussi à penser que les souffrances et les malheurs sont trop vastes, trop irrévocables, trop épiques pour qu’une intervention politique locale puisse transformer la situation de manière décisive. Avec un thème de cette ampleur, la compassion ne peut qu’être hésitante - et tirer les choses vers l’abstrait. Mias la politique est, comme l’histoire, d’un bout à l’autre concrète. (Assurément il n’est personne qui, réfléchissant vraiment à l’histoire, puisse prendre la politique au sérieux.) [p. 87]

Toute mémoire est individuelle et ne peut se reproduire - elle meurt avec chaque individu. Ce qu’on appelle mémoire collective n’est pas le travail du souvenir, mais une stipulation : voilà ce qui compte, voilà comment l’histoire s’est déroulée, et les images sont là pour inscrire l’histoire dans nos têtes. Les idéologues créent des archives visuelles qui ont valeur d’exemple, des images représentatives qui condensent les significations couramment en usage et induisent des pensées, des sentiments prévisibles. [p.94]

De nombreux peuples martyrisés veulent aujourd’hui un musée de la mémoire, un temple qui accueille le récit détaillé, chronologique et illustré de de leurs souffrances. Les Arméniens, par exemple, réclament depuis longtemps un musée à Washington, qui institutionnaliserait la mémoire du génocide que leur ont infligé les Ottomans. Mais pourquoi n’y-a-t-il pas déjà, dans notre capitale fédérale - laquelle se trouve être peuplée majoritairement d’Afro-Américains - , un musée de l’histoire de l’esclavage ? Il n’y a aucun musée de ce genre aux États-Unis - un musée, s’entend, qui détaillerait toute l’histoire, depuis le commerce des esclaves en Afrique. C’est là, semble-t-il, une mémoire que l’on ne peut activer ou créer sans mettre l’ordre social en péril. Dans la mesure où le Holocaust Memorial Museum et le futur Armenian Genocide Museum and Memorial concernent des évènements qui ne se sont pas déroulés en Amérique, le travail de la mémoire ne risque pas d’entraîner la mise en question de l’autorité par une population domestique aigrie. Créer un musée qui rendrait compte du grand crime que fut l’esclavage des Africains aux États-Unis serait admettre que le mal était chez nous. Les Américains préfèrent décrire le mal infligé ailleurs,un mal dont les États-Unis - nation unique, qui n’a jamais produit de dirigeant dont la perversité fût officiellement attestée - sont exempts. Que ce pays, comme tous les autres, ait sa part de passé tragique ne fait pas bon ménage avec le principe qui le fonde, dont la toute-puissance reste intacte : la foi dans les États-Unis comme pays d’exception. [p. 97]

Déclarer que la réalité est devenue spectacle relève d’un provincialisme stupéfiant. C’est universaliser les manières de voir dune petite communauté de gens cultivés vivant dans la partie du monde la plus prospère, eclle où l’information est devenue divertissement - conception sophistiquée qui constitue une acquisition fondamentale de la « modernité » et la condition requise pour démanteler les fores politiques traditionnelles, celles des partis grâce auxquels un vrai désaccord et un véritable débat sont possibles. Cette conception postule que chacun est un spectateur. Elle suggère, de façon perverse, légère, qu’il n’y a pas de souffrance réelle dans le monde. Mais il est absurde de réduire le « monde » à ces zones des pays riches où les gens bénéficient du privilège douteux d’être, ou de refuser d’être, les spectateurs de la douleur des autres, tout comme il est absurde de généraliser sur la capacité de compassion à partir de la mentalité de ces consommateurs d’information qui ignorent tout, directement, de la guerre, de l’injustice massive et de la terreur. Il existe des centaines de millions de spectateurs qui sont loin d’être immunisés contre ce qu’ils voient à la télévisions. Ils ne disposent pas du luxueux pouvoir de traiter la réalité avec condescendance. [p.118-119]

Se souvenir est un acte éthique, qui possède une valeur éthique en soi et par soi. La mémoire est, douloureusement, le seul rapport que nous puissions entretenir avec les morts. L’idée que le souvenir est un acte éthique est donc profondément ancrée dans notre nature d’êtres humains, qui savons que nous allons mourir, et qui pleurons ceux qui, dans le cours normal des choses, meurent avant nous - nos grands-parents, nos parents, nos professeurs, nos amis plus âgés. L’absence de cœur et l’amnésie semblent aller ensemble. Mais l’histoire émet des signaux contradictoires quant à la valeur du souvenir sur la durée plus longue de l’histoire collective. IL y a, tout bonnement, trop d’injustice dans le monde. Et l’excès de souvenirs (des vieilles plaintes : les Serbes, les Irlandais) rend amer. Faire la paix, c’est oublier. Pour que la réconciliation ait lieu, il est nécessaire que la mémoire soit défectueuse et limitée. [p. 123]

Nous ne pouvons imaginer à quel point la guerre est horrible, terrifiante - ni à quel point elle peut devenir normale. Nous ne pouvons ni comprendre, ni imaginer. C’est ce que chaque soldat, chaque journaliste, chaque travailleur indépendant ayant connu le feu de la guerre et a eu la chance d’échapper à la mort qui frappait les autres, tout près, éprouve, obstinément. Et ils ont raison. [p.134]