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jeudi 7 mars 2024
Histoire de la folie à l’âge classique
par Michel Foucault
( 16 avril 2011 )

Si on mêlait aux libertins, aux profanateurs, aux débauchés, au prodigues, ceux que nous appellerons des « malades mentaux », ce n’est pas qu’on prêtait trop peu à la folie - à son déterminisme propre et à son innocence ; c’est parce qu’on accordait encore à la déraison la plénitude de ses droits. Délivrer les fous, les « libérer » des ces compromissions, ce n’est pas dépouiller de vieux préjugés ; c’est fermer les yeux et abandonner pour un « sommeil psychologique » cette veille sur la déraison qui donnait son sens le plus aigu au rationalisme classique. Dans cette confusion des hospices qui se débrouillera seulement au début du XIXème siècle, nous avons l’impression que le fou était méconnu dans la vérité de son profil psychologique ; mais c’est dans la mesure même où on reconnaissait en lui sa parenté profonde avec toutes les formes de déraison. Enfermer l’insensé avec le débauché ou l’hérétique estompe le fait de la folie, mais dévoile la possibilité perpétuelle de la déraison ; et c’est cette menace dans sa forme abstraite et universelle que tente de dominer la pratique de l’internement.

Ce que la chute est aux formes diverses du péché, la folie l’est aux autres visages de la déraison : le principe, le mouvement originaire, la plus grande culpabilité dans son contact instantané avec la grande innocence, le haut modèle sans cesse répété, de ce qu’il faudrait oublier dans la honte. Si la folie forme exemple dans le monde de l’internement, si on la manifeste alors qu’on réduit au silence tous les autres signes de déraison, c’est qu’elle en porte sur elle toute la puissance de scandale. Elle parcourt tout le domaine de la déraison, joignant ses deux rives opposées, celle du choix moral, de la faute relative, de toutes les défaillances et celle de la rage animale, de la liberté enchaînée à la fureur, de la chute initiale et absolue ; la berge de la liberté claire et la berge de la liberté sombre. La folie, c’est, ramassé en un point, le tout de la déraison : le jour coupable et l’innocente nuit.
[p.210]