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dimanche 21 avril 2024
L’ami de passage
par Christophe Isherwood
( 4 mars 2011 )

Du matin au soir, il n’a pas un instant d’oisiveté. Même quand il est en train de boire, il s’arrange pour en faire une occupation active. Il a toujours cet air simple et modeste de ceux qui font quelque chose.
[p.113]

« Bien sûr, quand nous prendrons effectivement le pouvoir, il faudra que nous commencions par rassurer tout le monde. Nous devrons faire comprendre clairement qu’il n’y aura absolument aucune représaille. En fait, ils seront confondus de voir à quel point nous sommes tolérants... Je crains que nous ne soyons pas en mesure de rendre l’hétérosexualité positivement légale, au début - le scandale serait trop grand. Il faudra laisser s’écouler une vingtaine d’années au moins, jusqu’à ce que les rancunes se soient apaisées. Mais dans l’intervalle on fermera les yeux, bien sûr, tant que la chose sera pratiquée décemment, c’est-à-dire dans le privé. Je pense que nous irons même jusqu’à autoriser l’ouverture de quelques bars réservés à la clientèle présentant ces regrettables penchants, dans certains quartiers des grandes villes. Il faudra qu’ils soient clairement repérables, avec des agents de police aux portes pour avertir les étrangers de quel genre d’endroit il s’agit - simplement afin d’éviter que quelqu’un puisse s’y fourvoyer par mégarde et y apercevoir quelque chose qui pourrait le bouleverser. Naturellement, de temps en temps, peut-être faudra-t-il envoyer en hâte à l’hôpital quelque touriste aux nerfs malades, souffrant d’un choc nerveux. Nous aurons un psychologue à portée de la main pour lui expliquer que des gens de ce genre existent bel et bien, sans qu’il y soit de leur faute, et que nous devons nourrir de la sympathie à leur égard et nous efforcer de découvrir les moyens scientifiques de leur réadaptation... Ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c’est que, quand nous prendrons le pouvoir, la situation des femmes sera bien supérieure, vraiment, à ce qu’elle est maintenant. On prendra admirablement soin d’elles dans les fermes d’élevage, en tant que pupilles de l’État. Et, très certainement, la plupart d’entre elles préféreraient de beaucoup l’insémination artificielle, de toute façon. Il est tout-à-fait évident qu’elles ne prennent aucun intérêt véritable aux hommes - en dehors de leur désir de les faire marcher à la baguette - c’est pourquoi elles n’ont absolument aucun goût quand il s’agit d’en choisir de séduisants. Elles ignorent tout simplement ce qui fait la valeur des hommes ; elles n’ont pas l’œil pour cela. Les femmes sont toutes lesbiennes, vraiment - elles s’adonnent naturellement à tout ce gâchis féminin qui n’aboutit à rien, de jeux de mains et de mignardises, le genre de choses qu’Ingres représente si brillamment dans cette peinture qu’il a faite du bain turc - bien que, je dois l’avouer, je n’aie jamais pu y jeter un regard sans un frisson d’horreur glacée... »
[p.113]

(...) Je hais me déplacer ! Ce n’est jamais parce que je le désire que je le fais ! Je n’ai jamais envie de bouger. Je vais même jusqu’à me sentir déprimé quand je dois quitter une chambre d’hôtel ou une cabine de bateau. Mais les gens ne veulent pas vous laisser rester - nulle part . - ( ...) C’est cela qui rend la plupart des endroits absolument impossibles - les gens. Ils vous haïssent si totalement. Ils veulent que tout le monde se conforme à leur sale petite façon mesquine de voir les choses. Et s’il se trouve qu’on ne s’y conforme pas, on est traité comme quelque chose d’innommable. Et alors il n’y a rien d’autre à faire que de s’en aller immédiatement.
[p.124]

(...) Dès qu’il était question de Dieu et de l’Âme, je tombais dans des accès de colère passionnée (...) J’ai rien à foutre (...) de ce que pensent les autres : tout ce que je sais, c’est que moi, je n’ai pas d’âme. Et je suis prêt à parier que les autres n’en ont pas non plus. Tous ces bavardages m’écœurent. On ne peut pas se contenter d’être neutre là-dessus. Je trouve que c’est obscène et dangereux. Entendre dire « Dieu », çà me donne envie de vomir ; c’est le pire gros mot de la langue. Il veut dire tout ce qu’il y a de plus dégueulasse - Franco, Hitler, les fascistes - tout !
[p. 160]

En 1928, Christopher Isherwood, qui a vingt-quatre ans, vient de publier sans succès son premier roman. Il est invité à faire un séjour en Allemagne par un cousin de sa mère, M. Lancaster, directeur d’une compagnie de navigation britannique à Hambourg. M. Lancaster, antipathique et, ce qui est pire, maladroit, étouffe dans sa solitude et il fait un dernier effort pour essayer de s’en sortir : il se met à traiter Christopher comme son fils. Mais il n’y parvient pas et, peu après son départ, désespéré, il se tire une balle dans la tête.

En 1933, Christopher quitte l’Allemagne nazie en compagnie du jeune Waldemar qu’il a connu chez M. Lancaster à Berlin. Le voici maintenant dans une île grecque au milieu d’une bande d’homosexuels qui gravitent autour d’Ambrose, Anglais riche et dépravé.

Quelque années plus tard, Christopher retrouve Waldemar à Londres où il est devenu l’amant d’une jeune anglaise de bonne famille.

La guerre est proche, il s’embarque pour les États-Unis, va à Hollywood, travaille pour le cinéma, s’adonne au yoga et rencontre Paul, un jeune voyou alcoolique et drogué, qui partage un instant sa vie.

Ces quatre épisodes présentés par l’auteur à la première personne, jalonnent le cours d’une vie depuis la jeunesse jusqu’à la maturité. Christopher Isherwood, qui a cherché à sonder les régions infernales de l’âme humaine, le fait avec l’humour et la sensibilité qui sont la marque essentielle de son talent. On retrouve dans ces récits nostalgiques le charme qui avait fait le succès de sa nouvelle Good-bye to Berlin.
[quatr. de couv]