L’épisode Covid semble clos. Tout juste ressentons-nous encore un peu de fatigue. Nous le vérifierons lundi avec un nouveau test. Les deux derniers soirs, nous avons regardé quatre épisodes d’une série de la BBC adaptée en 2018 des Misérables. Produite, jouée et doublée de manière magnifique, elle me laisse pourtant perplexe : j’apprécie évidemment la richesse des décors et de la mise en scène, autant que la perfection des acteurs, mais je demeure totalement indifférent à l’intrigue elle même, tant elle me semble convenue, aux caractères des personnages, tant ils sont réduits à des archétypes (le riche et le pauvre, le bourreau et sa victime, le juste et le traitre...), et au style du récit, pur mélodrame. Mon Minbl, qui ne partage pas ma réserve, doit réussir ce dont je suis incapable : y projeter un second degré, comme on le fait à l’opéra, où l’intrigue n’est qu’un support accessoire, la beauté ne tenant qu’au style.
Cette observation est à rapprocher de la découverte que nous avons faite, ces derniers jours, du film de Jacques Demy Une chambre en ville, qui nous a l’un comme l’autre accablés. Le film, sorti en 1982, est entièrement chanté, comme les Parapluies 18 ans plut tôt. Un documentaire sur Demy nous apprend que Michel Legrand, n’aimant pas le scénario, a refusé d’en écrire la musique, qui sera confiée à Michel Colombier, et que Deneuve et Depardieu, pressentis pour les rôles principaux, ont eux aussi décliné l’offre. L’histoire, située sur fond de conflit social dans le Nantes des années 50, est d’une noirceur absolue, et même si on comprend l’intention - mettre en musique une tragédie dont tous les héros meurent à la fin - le résultat est simplement sinistre, sombrant même dans le grotesque avec la scène du suicide de Michel Piccoli. Plus sinistre encore que Lola (1960), que nous avions aussi découvert récemment, et qui semble en constituer une première esquisse. On comprend pourquoi ce film a été un terrible échec commercial, mais on s’explique mal comment le même Demy a pu concevoir et réaliser les chefs-d’œuvre que sont les Parapluies, les Demoiselles et Peau d’âne et se fourvoyer ensuite à ce point (à partir des années 80, il ne connaîtra plus que des échecs).
Le secret de ses réussites tient sans doute à l’alliage de réalisme et d’imaginaire, et à son dosage : fantaisie discrète dans les Parapluies où elle tient seulement au chant et au choix des couleurs, plus manifeste dans les Demoiselles avec l’irruption des danseurs, et poussée jusqu’au fantasme dans Peau d’âne, où la référence à l’univers de Cocteau est totalement assumée.
Cela me conduit à avancer l’hypothèse que l’homosexualité de Demy joue non seulement un rôle essentiel dans l’inspiration et l’esthétique de son œuvre, mais surtout que le déni qu’il en fait puisse expliquer la noirceur qui perce toujours sous la légèreté : figure typique de l’humour et de l’univers queer. Le monde de Demy, au fond, n’est pas si loin de celui de Fassbinder : au delà de leur fascination commune pour les matelots et le corps masculin, ils partagent le même mépris des conventions bourgeoises, et la même obsession à dénoncer les rapports de domination. La différence entre eux ne tiendrait qu’à leur vécu. J’ai toujours soupçonné A. Varda, femme abusive et dominatrice s’il en est, d’avoir exercé sur lui une influence perverse et cruelle. Son obstination à nier l’homosexualité de son compagnon, rappelée dans cet article de Libé publié à sa disparition, n’est sans doute pas sans rapport avec les personnages de femmes castratrices, dévoreuses d’hommes innocents, qui peuplent les films de Demy.