De cette escapade à Lille, qui s’achève cet après-midi, je voudrais garder le souvenir de quelques moments magiques, ceux dont on souhaite s’imprégner totalement quand on les vit, en capturer tous les détails pour que le souvenir en demeure inaltérable. S’il faut n’en choisir qu’un, à graver en profondeur dans ma mémoire à éclipses, je retiens sans hésiter le déjeuner à Lens, dans un restaurant tout neuf, juste en face de la gare. L’immeuble est récent, construit à la place d’un vieux cinéma, l’Apollo, dont il reproduit la façade, et l’hôtel Ibis Style qu’il abrite évoque comme le restaurant l’univers du cinéma des années 60. Minbl est assis en face de moi sous un portrait géant d’Audrey Hepburn, l’affiche de Breakfast at Tiffany’s. Il vient de me faire remarquer la présence du chien de la maison, qui ressemble au clochard du dessin animé de Disney, couché à l’entrée de la salle dans une panière d’osier garnie d’un plaid. Nous mangeons des boulettes, spécialité du lieu, et j’aimerais que ce moment dure éternellement. Sans doute aussi parce qu’il nous console de la visite décevante du Louvre Lens, que j’ai évoquée hier.
J’aimerais aussi conserver dans cet album, pour les refaire les nuits d’insomnie, nos parcours au hasard des rues de banlieue, à Roubaix et Villeneuve d’Ascq. Où que nos regards se portent, des maisons de briques noircies, des pavés luisants de bruine, du ciel couleur de plomb, et des gens que nous croisons, il émane une infinie tristesse. Comme souvent dans ces moments là, nous marchons en silence : les mots sont inutiles quand on sait qu’au même instant, les mêmes pensées nous viennent : un mélange complexe de compassion pour ceux qui vivent ici, de révolte au spectacle de la misère, et de gêne devant les laideurs qui la signalent : les boutiques de kebab graisseuses, les fauteuils de barbiers à dorure clinquante, les éclairages des boutiques d’un blanc éblouissant, les femmes toutes voilées, les hommes tous barbus et tous vêtus de robes. Il faut se rendre à l’évidence : on a beau se dire ouverts aux différences et détester la xénophobie, tout cela nous effraie, et d’autant plus quand on réalise que ces quartiers plébiscitent Le Pen...
L’esthétique orientale faite de couleurs criardes et de doré sans patine commence aussi d’essaimer, en particulier dans les galeries marchandes. Dans celles que nous avons parcourues, même les plus chic (ou supposées telles) y succombent. La palme revient à une vitrine Lancel où nous apercevons un sac à main dont le logo de la marque, une applique de cuir vivement colorée, occupe toute la surface.
Est-ce abus de pessimisme ? - il m’arrive de penser que cette esthétique m’as-tu-vu se diffuse toujours plus. Un de ses avatars les plus toxiques est la mode des expositions immersives, qui contamine jusqu’au musées, lesquels y trouvent une source de profits rapides et peux coûteux.
Heureusement, le spectacle de la beauté et de l’intelligence reste un antidote puissant aux assauts de la laideur. Les musées, le théâtre, le cinéma, les livres, sont nos derniers refuges.