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samedi 1er février 2025
Pourquoi j’écris
par George Orwell
( 21 octobre 2024 )

et autres textes politiques


L’horreur intrinsèque de la vie militaire (quiconque a été soldat comprendra ce que j’entends par « L’horreur intrinsèque de la vie militaire ») varie peu selon la nature de la guerre à laquelle vous vous trouvez participer. La discipline, par exemple, est au bout du compte la même dans toutes les armées. Il faut obéir aux ordres, sous peine de sanctions appropriées, les rapports entre officiers et hommes du rang sont nécessairement ceux de supérieur à inférieur. L’image de la guerre présentée dans des livres comme A l’ouest rien de nouveau est juste, pour l’essentiel. Les balles blessent, les cadavres puent, les hommes sous le feu ont souvent tellement peur qu’ils mouillent leur pantalon. Il est vrai que la société dont cette armée est l’émanation déteindra sur son entraînement, sa tactique, son efficacité générale, et aussi que la conscience d’avoir le droit de son côté peut soutenir le moral, même si cela est plus vrai de la population civile que des combattants. (Les gens oublient qu’un soldat proche du front a d’ordinaire trop faim, ou trop peur, ou trop froid, qu’il est surtout trop fatigué pour se soucier des causes politiques de la guerre.) Mais les lois de la nature ne sont pas plus abolies pour une armée « rouge » que pour une « blanche ». Un morpion est un morpion, une bombe est une bombe, même si la cause pour laquelle vous vous battez est juste.
[p.11]
A long terme, il ne faut pas l’oublier, la classe ouvrière demeure le plus sûr ennemi du fascisme, simplement parce que la classe ouvrière est celle qui a le plus à gagner d’une reconstruction de la société sur des bases honnêtes. A la différence des autres classes ou catégories sociales, elle ne peut se laisser indéfiniment acheter. Dire cela, ce n’est pas idéaliser la classe ouvrière. (…) Une époque après l’autre, dans un pays après l’autre, les mouvements organisés de la classe ouvrière ont été écrasés par la violence ouverte, illégale, et leurs camarades des autres pays, liés à eux par une solidarité de principe, ont assisté à ce spectacle sans faire un geste. Et au fond de tout cela, cause secrète de nombreuses trahisons, il y a le fait qu’entre travailleurs blancs et travailleurs de couleur il n’est même pas question de solidarité. Qui peut croire, après les évènements des dix dernières années, à la conscience de classe du prolétariat international ? Pour la classe ouvrière britannique, le massacre de camarades à Vienne, Berlin, Madrid, où vous voudrez, a paru moins digne d’intérêt que le match de football de la veille. Ce qui ne change rien au fait que la classe ouvrière continuera de lutter contre le fascisme quand tous les autres auront baissé les bras. Une caractéristique de la conquête de la France par les nazis a été le nombre étonnant de défections au sein de l’intelligentsia, y-compris de l’intelligentsia de gauche. Les intellectuels sont ceux qui couinent le plus fort contre le fascisme, et pourtant une proportion non négligeable d’entre eux sombre dans le défaitisme dès que les choses commencent à coincer. Ils voient assez loin pour discerner les risques qu’ils courent, et il est possible, qui plus est, de les soudoyer – car il est évident que les nazis trouvent utile de s’acheter des intellectuels. Pour la classe ouvrière, c’est tout le contraire. Trop ignorants pour s’apercevoir du tour qu’on est en train de leur jouer, ils gobent sans sourciller les promesses du fascisme ; néanmoins, tôt ou tard, ils finissent par reprendre le combat. Car ils y sont obligés, étant donné qu’ils découvrent dans leur chair même qu’il n’est pas possible que le fascisme tienne ses promesses. Pour se gagner définitivement la classe ouvrière, les fascistes devraient hausser le niveau de vie général, ce qu’ils ne sont ni capables ni sans doute désireux de faire. (…)
Il faut se rappeler de tout cela pour voir la guerre d’Espagne dans la perspective qui convient. Quand on pense à ce que la guerre a de cruel, de sordide et de futile, (…) on est toujours tenté de dire : « Les deux camps ne valent pas plus cher l’un que l’autre. Je reste neutre. » En pratique, cependant, nul ne peut rester neutre, et il n’existe pas de guerre dont le vainqueur importe peu. Presque toujours, l’un des deux camps représente plus ou moins une forme de progrès, l’autre plus ou moins la réaction. La haine que la République espagnole a pu susciter chez les millionnaires, les ducs, les cardinaux, les mondains, les colonels Blimp et autres suffirait à montrer ce qu’il en était au juste. Ce fut essentiellement une guerre de classes. Si elle avait été gagnée, la cause des gens du commun en aurait été en tout lieu renforcée. Elle a été perdue, et les encaisseurs de dividendes du monde entier se sont frotté les mains. C’était là le véritable enjeu ; tout le reste n’en était que l’écume.
[p.321]