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dimanche 21 avril 2024
Jounal du métèque
par Jean Malaquais
( 21 avril 2024 )

Homme de lettres, homme mué en littérateur : je ne veux pas le devenir. Je n’ai encore écrit qu’un seul livre, je ne puis savoir si j’en écrirai d’autres mais dussé-je faire vingt volumes, jamais je ne me donnerai le ridicule de me poser en "auteur" Il y eut un temps où l’état d’ajusteur, de tourneur sur métaux me paraissait proprement aristocratique. C’est qu’un métier manuel n’a pas en lui de se donner pour plus qu’il n’est ; je l’imaginais, si je puis dire, incapable d’affectation, de maniérismes, bref lui prêtais une droiture inaccessible à la triche. Je sais aujourd’hui ce qu’il y avait là de romantique, et combien tout métier est abrutissant que l’on exerce à seule fin de gagner sa croûte. Il n’empêche : plutôt qu’écrivain c’est ouvrier que j’aimerais me voir, au sens de celui qui œuvre, qui crée ; non pas "créateur" ni artiste à coup sûr, il y a je ne sais quoi de bassement prétentieux dans la notion que ces termes impliquent, mais ouvrier qui travaille sa matière, qui la modèle sans trucages, avec la patience et l’austérité voulues pour donner forme à l’informe. et il y a ceci encore : quand l’ouvrier ignore qu’il crée, l’écrivain s’affiche d’emblée "créateur" lors même qu’il ne créerait que du vent. le premier est dans un rapport d’innocence à son travail, le second dans un rapport de calculateur rusé. Ainsi, moi, tout néophyte que je suis et quelque honnête que je me veuille, je triche. De ce que je note ici rien peut-être ne verra le jour, et pourtant je biffe, arrange, manipule, compose. Entre le souci du vrai et celui du bien dire, je ne sais au fond lequel l’emporte. Malgré que j’en aie, déjà je ne puis écrire une ligne sans me surveiller : accoudé sur mon épaule, quelqu’un me lit et me censure. Dieu de la littérature, épargnez-moi de donner dans la putasserie des littérateurs !
[p.226]

Qu’en sa nudité originelle au sein d’une nature hostile notre cousin des cavernes ait cherché à se concilier les "mauvais génies" par toutes sortes d’offrandes, à cela rien que de naturel ; que cette pratique survive, sous bien des formes, jusqu’à nos jours, cela n’a rien de drôle ; mais qu’au cœur du XXe siècle le croyant le moins superstitieux puisse soutenir mordicus que son dieu demande à être encensé, voilà qui me dépasse. Pourquoi ce dieu, proclamé l’incarnation de toutes les vertus, serait-il ouvert, je ne dis pas à la miséricorde puisqu’aussi bien tu le veux charitable, mais à la flatterie ? Pourquoi veux-tu qu’il se sent au chaud quand tu lui consacres, par saints interposés, un cierge ou une chapelle, d’ailleurs en paiement d’un coup de pouce dans tes affaires terrestres ? Que tu le rapetisses donc ton dieu ! Et combien mieux je comprends Calvin, qui refuse que l’on prétende mériter la grâce du père en agitant l’encensoir sous sa barbe ! Aussi tes dévotions visent-elles non pas tant un supposé créateur de toutes choses, que ton propre moi. En t’inventant un dieu perméable à la corruption, tu l’as d’emblée conçu à ton image.

[p.269]