Cela ne me dérange pas que tu ne parles pas. Ce sont les autres qui te montrent du doigt. Nous sommes à une époque d’incessants bavardages, de stériles jacasseries. Dès le jardin d’enfants, la pression est très forte. Un enfant qui parle tôt, au regard des gens et des institutions, est intelligent. Un enfant qui se tait indispose. La force du silence impressionne. Personne jusqu’à présent n’a eu véritablement envie d’entrer dans ton silence. Eux non plus ne veulent pas remettre en question leur mode de communication. Ils veulent que tu parles, que tu répètes leurs âneries. Ton mutisme les dérange mais plus encore ton obstination à te retenir de parler. Ils auraient vite fait de te traiter de débile. Et puis il se sentent tellement rejetés par toi qui ne souris jamais qu’un jour ou l’autre, alors qu’ils étaient tout tout feu tout flamme, ils te tournent le dos et te placent au fond. Exactement au fond. C’est leur méthode. Ils t’isolent un peu plus. Tu t’en fous (...) Ce que font les autres enfants ne t’intéresse pas. D’ailleurs tu ne les vois pas. Tu ne les entends pas. Tu as une petite auto dans ta paume et tu tournes, tournes, tournes désespérément ses roues. Dans ces lieux, tu n’as jamais d’accès de rage. Personne ne me croit quand je dis que tu es très coléreux. Je rencontrerai aussi des regards incrédules quand j’annoncerai quelques mois plus tard que tu parles. En effet, au jardin d’enfants tu ne desserreras jamais les dents, mais tu parles chaque fois que nous en franchissons la porte. Dès que tu es sur le trottoir, tu clames haut et fort : "il est con ce jardin d’enfants, je ne veux plus y aller." C’est clairement énoncé. Le personnel te regarde partir, mais vu les têtes réprobatrices, je comprends que nous n’avons pas le même sens de l’humour. Le fait que tu parles ne les touches pas vraiment. Ce qu’elles retiennent, c’est que c’est ce que tu as dit, et ce que tu as dit ne leur plaît pas. A partir de ce jour, tu les intéresses de moins en moins.
[p.67]