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vendredi 19 avril 2024
Réflexions sur la ruralité
( 1er juillet 2022 )

Il y a quelques semaines, un clip pour la campagne électorale du « mouvement pour la ruralité » nous avait laissés perplexes et vaguement inquiets : au-delà d’un style outrageusement kitsch, nous nous interrogions sur l’écho que pouvait rencontrer cette célébration passéiste des traditions paysannes, qui montrait la population rurale comme un groupe d’arriérés vosciforants, aux antipodes de la propagande habituelle, ou des agriculteurs souriants, modernes et experts en technologies surveillent leurs cultures par satellite. Quelle part la réalité emprunte-elle à ces deux clichés ? Un épisode assez désagréable de notre voyage pour Villard est venu compléter notre réflexion sur la question.

Tout juste descendus du TGV à Dole, et cherchant en vain le TER pour Saint-Claude qui d’ordinaire est alors déjà à quai, nous découvrons qu’il est attendu par une horde bruyante d’une centaine de personnes. Un groupe de promeneurs sans valises, en balade pour la journée sous la conduite d’un animateur aux cheveux blancs, tous résidents des environs, comme le trahit l’accent franc-comtois. L’arrivée du train confirme ce que nous redoutions : Il ne comprend qu’une seule voiture, alors que généralement, il y en a deux, pour une poignée de passagers. Comme prévu, le train est pris d’assaut dès l’ouverture des portes, au point que l’équipage doit protester bruyamment pour se frayer un passage. Nous nous précipitons aussi vers l’avant de la voiture, précédés par les deux seuls autres voyageurs « normaux » : une femme munie d’un lourd sac à dos et un garçon d’une vingtaine d’années qui s’installent face à nous dans un bloc de quatre sièges. A peine sommes-nous assis que le chef du groupe surgit furieux pour tenter de nous déloger, puisque cette partie du train, dit-il, est réservée pour son groupe, « comme devaient l’indiquer des étiquettes qui auraient dû être disposées sur les sièges ». Comme nous ne bougeons pas, et que notre compagne randonneuse confirme d’une voix tranquille que rien ne nous fera partir, il interpelle la contrôleuse, laquelle l’invite au calme et au respect des voyageurs. Il bat en retraite en prenant les siens à témoin de notre incivilité. Deux minutes plus tard, alors que le train va partir, on entend crachoter une sono portative, puis sa voix saturée égrenant une longue série de « un deux, un deux trois, un deux, test, test, un deux trois ».
Alors que le train s’ébranle, son préambule nous révèle qu’il conduit un groupe réuni par l’office de tourisme local, dont il est l’un des responsables - bénévole, souligne t-t-il – et que nous aurons la chance de bénéficier tout au long du voyage de son commentaire sur les paysages traversés. Aussitôt nos deux compagnons augmentent le volume des écouteurs déjà enfoncés dans leurs oreilles. Faute d’une telle protection, nous échangeons un regard accablé, tandis que notre conférencier entame un exposé sur la géographie de la zone, l’histoire de la ligne de chemin de fer, et les ressources (« incomparables ») de la contrée.
Tout y est magnifique : les forêts les plus vastes, les vaches les plus généreuses, les fromages et les vins extraordinaires, connus et célébrés dans le monde entier. La région abrite même le plus vieux cerf d’Europe, vieux d’une quinzaine d’années, soigneusement épargné par « nos amis les chasseurs » (dont chacun sait l’amour qu’ils portent aux animaux).
Dans ce catalogue des richesses locales, les ressources culturelles ne sont pas en reste : Il rend hommage à un écrivain régional nonagénaire, auteur entre autres chefs-d’œuvres, d’une passionnante biographie de sa grand-mère, une femme remarquable qui de toute sa vie n’a jamais quitté la maison forestière où elle est née, vers 1850.
C’est à peu près là qu’est situé l’âge d’or pour notre conférencier, très réservé sur les avantages du monde moderne : Ah, le bon temps des locomotives à vapeur, des chevaux pour déblayer la neige, et des colporteurs parcourant les villages !
Et les villages, Il les connaît tous, jusqu’au moindre hameau, et les distances qui les séparent. Il a dû jadis apprendre à l’école la liste des départements et de leurs chefs-lieux (plus que les vraies, ces sciences inutiles impressionnent les foules). On désignera par son nom chaque village, chaque lieu-dit, chaque colline, chaque rivière. Autant de lieux « magnifiques” et tous théâtres d’épisodes historiques mémorables. Lui tournant le dos, nous ne pouvons pas le voir, mais au ton de sa voix on sent bien qu’il récite sans notes ce déluge de détails futiles qui lui font préciser au décimètre près l’altitude de chaque gare traversée.

Son récit n’est interrompu que par les annonces de la contrôleuse aux arrivée en gares et de temps à autre par une réflexion salace et vaguement grivoise d’un membre de l’auditoire, saluée aussitôt par une cascade de rires gras.

Arrivés à la hauteur des forges de Siam, notre conteur devient lyrique pour célébrer la qualité « exceptionnelle » des aciers qu’on y fabriquait jadis, qualité consacrée par Napoléon qui ne jurait que par Siam pour forger les sabres de ses armées. L’empereur dont il confie au passage l’admiration éperdue qu’il lui porte, avant d’enchaîner sur la villa palladienne et son constructeur, un maître des forges « remarquablement cultivé » qui s’inspira pour faire bâtir sa demeure « d’un architecte italien très connu dans son pays », monsieur Palladio ».

Le lieu a du reste reçu plus récemment un autre brevet de prestige, sous la forme d’un reportage dans « Télématin », dont notre conférencier a assisté au tournage, ce qui nous vaut le récit d’une anecdote désopilante sur la journaliste parisienne (double raison de s’en méfier), qui demandait où elle pourrait filmer des vaches dans un pré, alors qu’on était au mois de janvier ! L’auditoire est tordu de rire.

Quand, enfin parvenus à notre destination, il nous faut à regret quitter le train en saluant notre voisine randonneuse qui, toujours protégée par ses écouteurs, essaye de se concentrer sur la lecture d’un roman de Kundera, nous ressentons un bref malaise, comme si nous revenions brusquement au présent et à la réalité après une heure passée dans un univers parallèle, sans lien ni dialogue avec le nôtre. Ils poursuivent leur voyage dans leur passé idéalisé, leur contrée fantasmée, leur Cocagne quils défendront contre les éoliennes et les parisiens.

Deux univers. Aucun n’est meilleur que l’autre, mais entre ruralité radotée et urbanité arrogante, un gouffre. "Prenez garde à l’espace en descendant du train..."