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dimanche 21 avril 2024
Journal intégral (1946 - 1950)
par Julien Green
( 20 octobre 2021 )

3 janvier 1946
De mes mains gantées, je remets ces feuilles dans leurs enveloppes et je me dirige vers la porte, car il y a au moins une heure que je suis là à remuer du passé, et je me demande une fois de plus pourquoi nous mettons tant de zèle à préserver ce qui ne pourra jamais plus que nous faire souffrir après nous avoir donné tant de joie. L’oubli est une grâce, ni plus ni moins.
[p.3]

19 mars 1946
Il arrive un moment où aucun souvenir ne peut plus donner de plaisir sans mélange, où la mémoire devient une source de mélancolie.
[p.57]

12 juillet 1946
Visite de Jeff Musso, un « producteur » de cinéma qui voudrait tirer un film d’Adrienne Mesurat (ai-je jamais écrit une phrase plus laide ?) Michel Simon serait, paraît-il, heureux de faire le père Mesurat. Je l’écoute attentivement. Frappé du nombre considérable de mots dont il a besoin pour dire des choses très simples. Il me semble que deux ou trois phrases auraient très bien exprimé ce qu’il avait en tête. Mais il ne lui suffit pas d’avoir dit ce qu’il voulait dire, il faut qu’il le redise. S’il savait ce que je pense et de quelle manière il se détruit à mes yeux en frappant l’air de ses vaines paroles. Pendant la première heure, son projet m’intéressait. Puis, tout à coup, je me suis levé. Quand j’ai quelque chose à dire, je le dis en deux minutes. Le reste, la sauce, ne m’intéresse pas.
[p.146]

23 avril 1948
Oublié de parler d’une visite d’Enid Starkie, auteur de plusieurs livres sur Rimbaud, qui vient prendre le thé ici. Petite femme d’une cinquantaine d’années, rousse au visage blanc, qui parle avec mesure comme si elle redoutait de se laisser aller à sa violence naturelle. Elle me parle beaucoup de Gide qu’elle admire passionnément comme tant de femmes. Je fais effort pour soutenir une conversation qui m’ennuie comme presque toutes les conversations que j’ai eues avec des femmes de lettres. Celle-ci est pourtant loin d’être sotte. Après son départ, j’ouvre la fenêtre pour aérer : l’odeur.
[p.472]

12 août 1948
L’enlèvement des Sabines de David a été pour moi une des œuvres déterminantes de toute ma vie charnelle. Sous le bouclier de Romulus, ces deux triomphants hémisphères ont bouleversé mon enfance. Sait-on ce qu’on fait en menant les enfants dans les musées ?
[p.538]

22 décembre 1948
Relu (…) mon journal de 1947, lecture des plus déprimantes, car je vois clairement que, cette année-là particulièrement, mon intelligence n’a pas brillé, elle a été comme mise en veilleuse par … par quoi ? J’hésite à le dire. Je n’ai pas commis de péché mortel cette année-là, autant qu’on puisse savoir ces choses-là, mais j’ai écrit des pages fort ternes et souvent fort banales. On dirait que l’intelligence plonge ses racines dans le péché. On ne la déracine pas impunément. On ne peut rester dans le monde et vivre comme un moine. Je crois que je me suis ressaisi en en juillet 1948, mais spirituellement à quel prix ? Sur le plan humain, sur le plan de la création artistique, comment ne donnerais-je pas raison à Gide, si opposé que je sois à ses conclusions violentes et antichrétiennes ? Il y a là un problème, presque un mystère. Je n’ai pu travailler à mon nouveau roman qu’en replongeant dans le péché. Les meilleures parties de « si j’étais vous… » ont été écrites à un moment où je couchais avec Wilbur et où je fréquentais les bains. Ah, il faut tout dire, si douloureux que cela soit, si c’est la vérité : ce que j’ai écrit en état de grâce est nettement inférieur au reste. Qu’est-ce que Dieu veut de l’artiste, et comment le savoir ? Très tourmenté par cette question bien qu’il n’y paraisse pas.
[p. 635]

15 juillet 1949
(à propos de sa soeur Anne)
(...) comme beaucoup de femmes, elle a horreur de la précision et de la logique.
[p.747]

5 novembre 1949
(...) Aujourd’hui, comme si souvent, un accès de mélancolie inexplicable en me promenant dans ces pièces que j’ai meublées avec tant de soin. D’où vient cette tristesse ? Je ne le sais pas. C’est la tristesse d’être au monde et de sentir la menace qui pèse sur tout ce que l’on aime. Je ne puis être tout-à-fait heureux dans un monde où la mort a toujours le dernier mot et où elle peut intervenir à tout moment. Encore s’il ne s’agissait que de moi... J’admire que nous puissions rire si souvent, que nous puissions faire comme si elle n’était pas là.
[p.806]

11 juin 1950
Nous assistons depuis au moins dix ans à une véritable prise de conscience de l’Américain à l’égard de la langue dans laquelle il s’exprime. Il ne veut plus parler la langue des professeurs d’anglais. Ne disons pas trop vite qu’il ne le peut pas. L’américain est une langue en formation. Elle se différencie de l’anglais par bien des côtés. J’étais regardé un peu de travers, alors que j’étais soldat dans l’armée américaine, parce que je parlais l’anglais avec un accent d’Angleterre plutôt que d’Amérique. J’évitais les idiotismes et l’argot de l’américain, non par goût, mais par l’effet d’une très longue habitude. Je ne croyais pas parler plus correctement que mes camarades, je parlais autrement, et parfois je m’en rendais compte. cela m’était égal. J’ai toujours pensé qu’il était ridicule d’avoir raison tout seul, une grammaire à la main, et tout bien considéré, il me paraît préférable d’avoir tort avec tout le monde, parce que, en définitive, c’est tout le monde qui fait la langue, mais l’américain est une langue qui ne m’est pas naturelle. Elle set énergique, vigoureuse, pleine de couleur, et elle a sa beauté un peu rude, un peu barbare. Il faut l’entendre parlée par le peuple pour comprendre à que point elle existe déjà comme un idiome distinct de l’anglais. sans doute souriait-on, à Rome, du latin qu’on parlait en Gaule, un latin des marchands, un latin dégénéré : C’était du français qui se débattait dans ses langes.
[p.915]

21 juillet 1950

De même que certains ont le désir constant d’aller vers le Sud, vers les pays du soleil, moi j’entends sans cesse l’appel du Nord. C’est plus qu’un désir, c’est la Sehnsucht (nostalgie) allemande, le longing anglais, une sorte de langueur perpétuelle au fond du cœur. Ainsi la vue d’une mer aux eaux laiteuses ou d’un bois de bouleaux agit sur moi avec une force extraordinaire. Le personnage d’Edwige, dans le Malfaiteur, est sorti de là. "Votre nom est comme du vent sur la neige" lui dit quelqu’un. La beauté pour moi est avant tout nordique.
[p.932]