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jeudi 18 avril 2024
Journal intégral (1919-1940)
par Julien Green
( 10 octobre 2021 )

On devrait rendre à la beauté et à la force d’extraordinaires honneurs comme on rend aux souverains et au pape. Je rêvais un Etat idéal où tout homme jeune et beau serait placé sous la garde spéciale du gouvernement, festoyé, révéré, contraint toutefois de tout faire pour garder sa beauté intacte et sa force aussi grande le plus longtemps qu’il serait humainement possible.
[préface]
12 février 1921
Je dédie au monde une haine à peu près parfaite, un mépris sincère et les souhaits les plus cordiaux pour sa disparition prochaine ; qu’on ne vienne plus, après cela, m’ennuyer avec un étalage de philanthropie, de patriotisme, d’amour universel, marchandises dont la jeunesse n’a que faire.
13 février 1921
(…) Ici, en Amérique, je vis en compagnie d’enfants, malicieux et arriérés.
[p.29]

21 janvier 1922
(…) ne frémissons-nous pas de voir sous la plume d’un autre apparaître des mots qui peignent nos propres tortures, nos espoirs foulés aux pieds, nos idéals démantelés et jetés à bas ? Parfois, quand, à des siècles de distance , nous nous rencontrons face-à-face avec un être à qui la souffrance nous unit, ne nous semble-t-il pas qu’il se déchire un voile mystérieux et que le temps cesse tout-à-coup d’exister ?
[p.37]

24 avril 1922
Lieux communs sur platitudes, voilà la conversation américaine. Ils sont effrayants, ces milliers et milliers de gens qui n’ont absolument rien à se dire et qui se réfugient par une sorte d’instinctive prudence dans le domaine des médiocrités inoffensives et indiscutables. Jamais la moindre idée qui ressemble à une vraie idée, même de l’espèce la plus timide, rien enfin qui soit le résultat d’un effort de l’intelligence. Cette absence d’âme que trahit l’inanité des propos qu’on entend autour de soi fait de ce pays un endroit funèbre.
[p.44]

22 décembre 1923
(compte-rendu de lecture de « Ulysses » de J. Joyce)
Quelque chose dans le ton du premier chapitre fait songer que ces premières pages sont la suite d’un livre que nous ne connaissons pas. Jamais l’auteur ne se soucie de notre ignorance. Il écrit comme si nous savions ce qu’il sait ; il dédaigne l’explication, pour la raison très simple que la vie elle-même la dédaigne. Nous sommes habitués, en effet, aux artifices de l’écrivain qui écrit son livre en vue d’un lecteur et qui ne présente pas les faits sans les commenter au fur et à mesure, ou tout au moins sans essayer de les lier entre eux par une certaine logique traditionnelle. Avec Joyce, on comprend ce qu’on peut. On apprend par hasard et d’une manière incohérente le lieu de l’action, les noms des personnages, leur caractère, leurs occupations. Tout de suite, nous pénétrons dans un endroit dont nous ignorons tout ; là, nous entendons parler des gens qui ne se doutent en aucune manière de notre présence et qui ne feront rien pour nous instruire. Ils tiendront les propos qu’ils ont toujours tenus ; tant pis si d’inutiles bavardages viennent se mêler à des choses d’un intérêt essentiel. Ils feront constamment allusion à des événements passés que nous ne pouvons pas connaître ; ils riront seuls de leurs plaisanteries, parce que nous n’en avons pas la clef. Si le lecteur est susceptible, il aura vingt occasions de se fâcher d’un auteur discourtois qui le laisse complètement de côté et ne vient jamais charitablement lui dire que tels liens de parenté existent entre tels et tels personnages, que l’un est anglais, l’autre est hollandais, ce troisième, juif. Est-ce que cela a été dit autre part ? Il peut le supposer. Toujours est-il que dans ce livre de Joyce, le lecteur joue un peu le rôle de l’intrus à qui l’on tourne le dos. Cependant, ce livre qui semble ne commencer nulle part n’a pas l’air de finir d’une façon plus précise. Qu’on en relise les derniers mots. Ils équivalent à des points de suspension et l’on est en droit de naïvement tourner la page pour prendre connaissance de la suite. Cette suite ne vient pas : le monologue de Mrs. Bloom peut se continuer indéfiniment en vertu de ce principe qu’il n’y a pas d’interruption dans la conscience. Une telle absence de restrictions produit nécessairement un effet assez étrange et qui peut dérouter celui qui lit. Il s’étonnera de ne trouver ni l’ordre ni l’harmonie qu’il cherche instinctivement dans tous les livres dont il entreprend la lecture. Ici un problème se pose. L’ordre et l’harmonie ne sont-ils pas des éléments factices imposés au goût du lecteur par une pure convention ? L’auteur qui se plie à cette discipline n’est-il pas en contradiction avec lui-même s’il essaie par ce moyen de nous présenter une image fidèle de la vie ?
[p.58]

26 avril 1926
(…) La bêtise a quelque chose d’aussi déplaisant que la laideur physique. Elle est tout aussi apparente. Il y a des hommes qui parlent comme des malades montreraient leurs plaies, et cela correspond à la même chose sur le plan de l’intelligence. Quand je pense à mon Robert si fort et si pur, qui doute de lui-même alors qu’il a tout reçu, je demeure confondu. Est-ce que ce doute n’est pas lui-même une preuve de sa force ? Rien n’est si ferme et assuré que la bêtise.
[p.74]

29 décembre 1930
Ce matin Christian Dior, associé de Bonjean, est venu me rendre visite. Je lui avais offert, en effet, de lui montrer mes Bérard. Il trouve que le portrait du jeune homme au visage appuyé sur la main est un des plus beaux portraits de Bérard qu’il ait vus. Blanc gris et noir sont les seules couleurs de cette toile, en admettant que ce soient là des couleurs. Dior est un jeune homme doux et rose, l’air assez tapette quoiqu’il soit marié ; extrêmement correct et réservé, il n’est guère beau et paraît d’intelligence assez modeste, mais il a la sensibilité d’une femme, à fleur de peau, et son amour de la peinture est sincère, me semble-t-il.
[p.213]

11 août 1931
Revu les Degas cet après-midi. J’ai examiné avec attention les portraits du peintre par lui-même. Il a un regard qui devrait faire reculer les imbéciles, mais il faut dire que les imbéciles ne s’attardent guère devant ces peintures dont la réserve hostile leur paraît le contraire du joli.
[p.280]

24 septembre 1931
(…) Cette visite chez Thiébaut m’a fait une impression des plus pénibles, ce repos dans la plus lourde et la plus grossière des erreurs, cette vie mécanique d’un pauvre être créé pourtant pour jouir de la vie. Je crois que rien n’est plus décourageant à voir. Il y a longtemps que j’ai cessé de croire au perfectionnement possible de l’humanité, mais la vue de cet amas de graisse jaune qui parle et croit penser me dit « non, la partie est perdue, et bien perdue. »
[p.293]

12 novembre 1931
(…) Je me souviens qu’une autre fois Gide m’a parlé d’un cousin qui s’était épris de lui alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon. Rien ne s’était passé, soit que le cousin eût peur, soit qu’il respectât l’innocence de son jeune parent. « Je ne lui pardonnerai pas de m’avoir respecté, me disait Gide. S’i m’avait aimé, il m’aurait épargné des années de souffrance. »
[p.318]

21 août 1932
(…) ce n’est pas mon drapeau, mais il déplaît à tous ceux que je méprise.
[p.480]

7 mars 1933
Il y avait là (…) tous deux braves gens un peu sots, mais ils nous ont reçus de leur mieux et avec l’intention de nous faire plaisir, ce qui m’ »a touché. Petit appartement bourré de bibelots, assez jolis en eux-mêmes, mais dont l’accumulation produit un effet de misère et de bric-à-brac. Le luxe, la vraie richesse, c’est le vide, l’espace.
[p.571]

26 mai 1934
Théories curieuses [de Donnelly] sur l’origine de la crainte qui est à la base de toutes les religions. Selon l’auteur, c’est la terreur de voir se reproduire un cataclysme comme l’Atlantide en a connu. L’homme, épouvanté par la pensée que la terre va peut-être s’affaisser tout à coup dans les eaux, se tourne vers l’inconnaissable qu’il appelle Dieu et le supplie d’affermir le sol sous ses pieds. Horreur de l’abîme qui peut s’ouvrir à tout moment. Mais avant les premières convulsions de l’écorce terrestre, il y avait peut-être une race d’hommes libres qui n’imploraient personne. Quand nous parlons à Dieu, nous nous courbons comme des esclaves.
[p.771]

30 juillet 1934
J’ai essayé d’imaginer ce que serait la vie dans une de ces belles maisons qui regardent le fleuve. Eh bien ce serait une vie terrible, une vie d’obsession et d’ennui.
[p.797]

29 janvier 1937
Derrière moi, deux hommes échangeaient des impressions et l’un demande à l’autre : « De quelle nationalité est le Bulgare ? » Un moment de réflexion, puis la réponse arrive : « Bulgare. » « –Je sais que c’est un Bulgare. Je te demande de quelle nationalité il est. Est-il Français ? » « -Mais non, il est Bulgare ! » L’autre pousse alors un grand soupir : « Ecoute, dit-il patiemment, tu va sme dire seulement quelle langue il parle. » « -Je suppose, répond son interlocuteur d’une voix qui commence à trembler un peu d’exaspération, je suppose qu’il parle bulgare. » Il y a de nouveau un silence, puis l’homme dit : « ah ! » sur le ton d’une personne raisonnable qui s’aperçoit qu’elle a affaire à un maniaque, et renonce à se faire comprendre.
[p. 1075]

16 juin 1938
[à Anvers]

Le désir de m’évader de ce monde, ne fût-ce que pour une heure, était si fort en moi, que je ne pris pas garde au restaurant dans lequel je pénétrai. Je traversai d’abord un café pareil à tous les cafés d’Europe, puis je me trompai, comme il m’arrive trop souvent, et m’égarai dans les cuisines. Instruit de mon erreur et remis dans la bonne voie, je pris place un instant plus tard dans une petite salle déserte. Ce fut alors que je commençai à me frotter les yeux. À quel hasard devais-je de me trouver là ? Mais le hasard n’existe pas et j’étais dans cet endroit féerique parce que, à force d’y rêver, j’avais fini par le découvrir. J’étais donc assis à l’intérieur d’un gros diamant. Ce songe absurde et ravissant se réalisait au cœur d’une grande ville commerçante, à deux pas de l’avenue de Keyser où le fracas des machines perforatrices se mêlait au grondement de trams démodés. Ayant commandé n’importe quoi pour éloigner le garçon, j’examinai la petite pièce encore déserte et silencieuse où l’art de 1900 avait dessiné ses arabesques les plus aventureuses. Au-dessus du reps grenat des banquettes généreusement semées de pivoines bleu de Prusse, brillaient les parois de glace sur lesquelles courait un extravagant lacis vert d’eau qui emprisonnait dans l’agitation de ses courbes des fragments circulaires ou ovales du même cabinet vus par réflexion. Ces figures géométriques s’inscrivaient tant de fois les unes dans les autres que l’œil se fatiguait à les suivre alors qu’elles invitaient l’esprit à de longues promenades dans l’imaginaire. De l’endroit où j’étais assis, en effet, sous un large bouquet d’aveuglantes ampoules, je voyais une sorte de tunnel de verre dans lequel la lumière s’engouffrait comme un express. Un second cabinet s’ouvrait à ma droite qui présentait un spectacle plus singulier peut-être, car au lieu de l’étincelant abîme et des cascades électriques que proposait le premier, la vue ne rencontrait ici que le reflet multiplié de tables vides sur lesquelles veillait, comme un berger sur ses bêtes, un austère portemanteau de chêne ciré, mais les miroirs à pans coupés faisaient de cet endroit exigu un fascinant labyrinthe dont je m’efforçai en vain de tracer le plan, et je m’égarai bientôt dans ces pièces innombrables qui s’interceptaient à l’envi et semblaient glisser dans des directions opposées pour se télescoper enfin dans une savante confusion d’arêtes lumineuses et de surfaces éblouissantes. Par un futile souci de logique, je résolus de prendre le portemanteau comme point de repère et de me guider sur lui, mais avec une malice ingénieuse et le désir évident de fausser tous mes calculs, il ne se trouvait jamais là où mes yeux s’attendaient à le voir. Tantôt je découvrais près d’une porte le délicat enchevêtrement de ses S de bois, tantôt cet objet banal et pervers me considérait avec ironie d’entre les tables, ou bien il se présentait à moi en groupe de six ou de huit, simulant un petit bosquet sans grâce et sans ombre. Parfois encore, il disparaissait tout à fait et je le retrouvais très loin, à plusieurs journées de marche, dans une solitude de givre et d’irisations. Lorsque j’eus renoncé à comprendre ces mystérieuses fantaisies, je goûtai aussitôt le plaisir qu’elles avaient à m’offrir. J’acceptai de ne plus croire aux lois de la perspective et de leur préférer, pour un moment, les insondables caprices du kaléidoscope. Ici, laisser le regard aller de l’avant, c’était s’aventurer dans les profondeurs d’une région inexplorée, où les plans se coupaient dans des jaillissements d’étincelles, où les lignes parallèles se rejoignaient, comme les mathématiciens nous affirment que cela se passe au sein de l’infini. Dans cette anarchie géométrique, je distinguai cependant les éléments d’un ordre insolite obéissant au désir de plaire et d’étonner. J’étais une mouche prise dans une toile d’araignée aux fils de cristal, et si je m’inclinais un peu plus à gauche, je me trouvais dans un incendie d’azur et pouvais croire que, moi aussi, je savais me cacher dans la lumière ; et si je me tenais droit comme tout à l’heure, j’apercevais plusieurs dizaines de portemanteaux qui surveillaient ce client bizarre. Enfin, comme je levais les yeux du menu sur lequel j’essayais de fixer à la plume quelques aspects du magique décor, je vis sortir des murs vingt hommes habillés de noir qui se réduisirent en un seul pour poser devant moi une assiette pleine de soupe.
[p.1166]