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jeudi 7 mars 2024
Les années
par Annie Ernaux
( 16 janvier 2019 )

Brusquement, le 1936 des récits familiaux devenait réel. On voyait et on entendait ce qu’on n’avait jamais vu ni entendu depuis qu’on était né, ni cru possible. Des lieux dont l’usage obéissait à des règles admises depuis toujours, où n’étaient autorisées à pénétrer que des populations déterminées, universités, usines, théâtres, s’ouvraient à n’importe qui et l’on y faisait tout, sauf ce pour quoi ils avaient été prévus, discuter, manger, dormir, s’aimer. Il n’y avait plus d’espaces institutionnels et sacrés. Les profs et les élèves, les jeunes et les vieux, les cadres et les ouvriers se parlaient, les hiérarchies et les distances se dissolvaient miraculeusement dans la parole. Et l’on en avait fini avec les précautions oratoires, le langage courtois et châtié, le ton posé et les circonlocutions, cette distance avec laquelle — on s’en rendait compte — les puissants et leurs serviteurs — il suffisait de regarder Michel Droit — imposaient leur domination. Des voix vibrantes disaient les choses brutalement, se coupaient sans excuse. Les visages exprimaient la colère, le mépris, la jouissance. La liberté des attitudes, l’énergie des corps crevaient l’écran. Si c’était la révolution, elle était là, éclatante, dans l’expansion et le relâchement des corps, assis n’importe où. Quand de Gaulle réapparu — où était-il ? on l’espérait parti définitivement — a parlé de « chienlit » d’une bouche tordue de dégoût, sans savoir le sens on a perçu tout le dédain aristocratique que lui inspirait la révolte, réduite à un mot qui charriait l’excrément et la copulation, le grouillement animal et l’échappée d’instincts. On ne s’avisait pas qu’il n’émergeait aucun leader ouvrier. Avec leur air paterne, les dirigeants du PC et des syndicats continuaient à déterminer les besoins et les volontés. Ils se précipitaient pour négocier avec le gouvernement — qui ne bougeait pourtant presque plus — comme s’il n’y avait rien de mieux à obtenir que l’augmentation du pouvoir d’achat et l’avancée de l’âge de la retraite. En les regardant au sortir de Grenelle articuler pompeusement, avec des mots qu’on avait déjà oubliés depuis trois semaines, les « mesures « auxquelles le pouvoir avait « consenti », on se sentait refroidis. On ré-espérait en voyant la « base » refuser l’abdication de Grenelle et Mendès France à Charléty. On replongeait dans le doute avec la dissolution de l’Assemblée, l’annonce des élections. Quand on a vu déferler sur les Champs-Élysées une foule sombre avec Debré, Malraux — que le ravage inspiré de ses traits ne sauvait plus de la servilité — et les autres bras dessus bras dessous dans une fraternité factice et lugubre, on a su que tout allait finir. Il n’était plus possible d’ignorer qu’il y avait deux mondes et il faudrait choisir. Les élections, ce n’était pas choisir, c’était reconduire les notables en place. De toute façon, la moitié des jeunes n’avait pas vingt et un ans, ils ne votaient pas. Au lycée, à l’usine, la CGT et le PC commandaient la reprise du travail. On pensait qu’avec leur élocution lente ou rocailleuse de faux paysans leurs porte-parole nous avaient bien entubés. Ils gagnaient la réputation d’« alliés objectifs du pouvoir » et de traîtres staliniens, dont tel ou telle, sur le lieu de travail, allait devenir pour des années la figure achevée, cible de toutes les attaques. Les examens se passaient, les trains roulaient, l’essence recoulait. On pouvait partir en vacances. Début juillet, les provinciaux qui traversaient Paris d’une gare à l’autre en bus sentaient sous eux les pavés, remis à leur place comme s’il n’y avait rien eu. À leur retour quelques semaines après, ils voyaient une étendue de goudron lisse qui ne les secouait plus et se demandaient où on avait mis ces tonnes de pavés. Il semblait qu’il s’était produit plus de choses en deux mois qu’en dix ans mais on n’avait pas eu le temps de faire quoi que ce soit. On avait manqué quelque chose à un moment, mais on ne savait pas lequel — ou bien on avait laissé faire.