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jeudi 18 avril 2024
Vernon Subutex
par Virginie Despentes
( 2 août 2017 )

[…] cette petite vieille qu’on croisait dans le quartier, jusqu’à l’été dernier. Elle vivait rue de Belleville et quand elle sortait de chez elle, à seize heures, les pigeons la reconnaissaient aussitôt. Ils se rassemblaient en énormes grappes dans le ciel et au sol, et la suivaient. Elle semait au pied des arbres, par poignées, des petits tas de miettes et de graines. Il est interdit de nourrir les oiseaux. Pour qui ne repérait pas son manège, ces meutes d’oiseaux qui s’abattaient synchrones tout le long de l’avenue Simon-Bolivar avaient quelque chose d’extrêmement inquiétant. Un jour, ses enfants l’ont placée en institution. Charles l’a appris au comptoir du bar qui est en face des grilles du parc. Elle était propriétaire de son appartement. Les enfants ont dû sentir le vent tourner, la crise s’annoncer, ils ont préféré vendre avant que ça dévalue. Au revoir ! Elle était fringante et n’avait jamais levé le coude, son unique plaisir de vielle dingue consistait à nourrir les pigeons l’heure de la promenade… elle n’emmerdait pas grand monde. Ca le fait rire, Charles, les gens qui font des gamins en pensant que c’est une assurance vieillesse. Il a l’âge d’avoir observé qu’on ne fait que nourrir de futurs vautours impatients. Personne n’aime les vieux, pas même leurs propres enfants. [p 34]

Les riches étaient à bout de nerfs : ils n’en pouvaient plus d’être obligés d’aller jusqu’en Russie ou en Thaïlande pour chercher à voir de bons pauvres, du qui crève la faim, du qui ne sait pas lire, du qui marche pieds nus, du qui te fait sentir éduqué, privilégié, forcément envié. [p 76]

A présent, tout est en place pour que ceux qui n’ont rien se chargent de vouloir tuer ceux qui ont encore moins, sous les encouragements ravis des élites : allez, idiots de pauvres, entre-tuez-vous. L’économie n’a plus l’usage de toute une partie de la population. Ils ne sont plus de travailleurs pauvres : ils sont des inutiles. Le seul circuit qu’ils alimentent est celui des prisons. Il va bien falloir se débarrasser d’eux et les élites comptent sur le peuple pour faire la sale besogne. [p.86]

Combien d’unités d’humains pourra-t-on exterminer à la journée, avec tout le progrès qu’on a fait dans les usines à viande ? Et ne me dis pas que le jour où on testera l’équarrissage humain high-tech sur les sans-papiers et les sans-domicile, on arrêtera tout pour dire : non c’est insupportable . Nous sommes des victimes de violences gouvernementales depuis des années. Nous nous comportons comme les femmes battues qu’on voit dans les documentaires : sous l’emprise de la terreur, nous avons oublié les règles élémentaires de survie. Et quand l’équarrissage humain high-tech sera performant, nous verrons nos proches partir à l’abattoir et nous ne serons capables que d’une convulsion solitaire devant l’inacceptable. Nos voisins mettront leurs casques, leurs lunettes noires, ils prendront une pastille et ils iront faire les magasins. Les pastilles seront nos meilleurs amis . Rares sont ceux qui ont envie d’être en état de penser à ce qu’ils ont fait dans la journée, quand la nuit tombe.[p 149]

Tu connais cette citation que racontent les Juifs : « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait » ? Les Juifs sont des putains d’optimistes. Ils ne peuvent pas s’empêcher de faire confiance à leur prochain. La vérité, c’est qu’ils ne nous pardonneront jamais d’être encore en vie. Ils ne dormiront pas tranquilles tant qu’ils sauront que nous en tirons même quelque plaisir.[p 160]

L’Islam ne lui paraissait pas une religion plus conne qu’une autre. Mais pour la connaitre mieux qu’une autre, Sélim savait à quel point elle réclamait le renoncement à tout sens critique. Que sa fille embrasse n’importe quelle religion l’aurait mis hors de lui. On ne restreint pas une intelligence comme la sienne. Cette mémoire, cette faculté de recouper, cette curiosité, que sa petite fille soumette sa pensée à n’importe quel système théologique le révulsait. On ne prive pas un esprit comme le sien de lecture, on ne peut vouloir l’empêcher d’embrasser la complexité au motif qu’il faut suivre des élucubrations obscurantistes… mais ça lui avait, tout de même, particulièrement déchiré le cœur de la voir se tourner vers une religion qu’il connaissait, et dont il a ait passé une vie à s’affranchir. Il la voyait prendre conseil auprès d’ignares. Il l’entendait parler des scientifiques de l’Islam, des demeurés capables de répéter que la terre est plate. L’imbécile au coin de la rue devenait l’idole de sa fille, pourvu qu’il refuse de lui serrer la main et porte une barbe assez longue. [p 169]

(...) l’adoption, la PMA, le mariage — je suis contre pour tout le monde. Je suis favorable à la stérilisation de l’ensemble de la population, dès la puberté. On est sept milliards. Tu crois pas que ça suffit comme ça ? Il faut ralentir la cadence, urgemment. Je vois les gens avec des poussettes, je regarde leurs gueules, et je me dis : mais pourquoi ? Qu’est-ce que vous croyez que vous faites, là, à vous reproduire ? On n’a pas besoin de votre génétique à la con, arrêtez la mégalomanie. Faites de la peinture si vous voulez vous occuper. Mais ne nous faites pas chier avec votre progéniture. Si on me demandait mon avis, je te collerais tout ça dans un stade : vasectomie, ablation de l’utérus, et rentrez tous chez vous... Sept milliards, et ils continuent d’infecter la planète... Le jour où on défile pour la stérilisation de l’humanité, tu me verras dehors tous les jours. [p 279]

Il a pris des leçons de radicalité avec des mecs qu’il a recroisés cinq ans plus tard, installés dans un appartement payé par leurs parents. Jamais ces mecs ne commençaient leur sermon par « je suis fils de propriétaire et j’ai grandi dans l’opulence ». Ça l’a vacciné. Quand tu me parles, tu me dis d’abord où t’as grandi.
A droite, c’est les mêmes clowns qu’à gauche. Mais on peut leur reconnaître une chose : ils sont plus sincères. Les humains sont des merdes. Tout ce qu’ils aiment, c’est se faire diriger. Punir, récompenser, gui¬der. La nature de l’homme, c’est de tuer son prochain. C’est à ça qu’on reconnaît la supériorité d’une civilisation sur une autre : qui a la plus grosse arme. Si tu mets dans une ville trois familles de religions différentes et que tu laisses faire comme ça vient, tu leur laisses une génération, et ils commencent à s’entre-tuer. Les ego fonctionnent comme des bites : aucune conscience ne peut empêcher que ça se tende. C’est pas la peine de faire comme si on n’était pas une engeance de merde. La seule chose qui peut empêcher que les humains ne s’entre-tuent, c’est de les tenir. Il faut un chef. C’est ce que réclame le peuple. Le chef est celui qui dit : lui, on le tue ; lui, on le récompense. Et alors tout le monde est content. Au final, que le leader se réclame de telle obédience ou d’une autre, on s’en fout. Ce qui fait kiffer le mâle alpha, c’est le pouvoir. [p 316]

Loïc déteste encore plus les connards de gauche. Ils se sont servis des gens comme lui, ils ont grimpé sur leurs dos pour se hisser au pouvoir, et une fois tout en haut, ils leur ont pissé à la gueule en leur demandant de dire merci. Quand ils embauchent, les chefs de gauche te font signer les mêmes contrats, trimer dans les mêmes conditions, mais en prime ils te demandent de les admirer et s’offusquent si tu leur parles d’heures sup. Quand il y a un bon poste à pourvoir, ils font comme les autres : ils placent leur gosse, leur maîtresse ou leur neveu. Ils t’emploient au SMIC et ils te pressent comme un citron, mais le matin il faudrait que tu sois content parce qu’ils t’appellent par ton prénom. Il s’en fout qu’on lui dise bonjour correctement, lui il vient pour la fiche de paie. Si le chiffre en bas de la tienne est dix fois supérieur au mien, tu peux te la garder, ton amabilité. [p 318]

(...) il a compris que le monde était rempli de personnes aux croyances abracadabrantes, dont on pourrait croire en les rencontrant qu’elles sont sensées. (...) Le pays est peuplé d’exaltés convaincus que les morts sont parmi nous, que dans la forêt gambadent des créatures invisibles ou qu’en s’exposant aux ondes sonores adéquates on peut rétablir son champ magnétique... Il suffit de leur donner l’occasion de déballer leurs théories, et on part sur de drôles de routes ... [t.III p. 20]

Les gens très riches savent ce qu’ils font lorsqu’ils meublent leurs appartements , quand bien même le feraient-ils instinctivement : chaque objet ici hurle à l’intention de ceux qui ne sont pas habitués au luxe : dégage de là sale prolétaire. La différence entre une déco de bobo et une déco de grand bourgeois tient dans cette nuance : l’un déclare au tout-venant "sois chez toi", et l’autre cherche à exclure tous ceux qui n’ont pas les bons codes. [t.III p.25]

C’est terminé l’époque de l’abolition de l’esclavage ou du Front Populaire. Plus personne ne veut plus en finir avec la misère. On avait besoin de main-d’œuvre et on était condamnés à négocier avec vous, les travailleurs. On n’avait pas le choix. Mais avec l’automatisation, on s’en fout des prolos. On va vous tuer. Je te parle pas de tirer dans la foule pendant les manifestations,çà on l’a toujours fait. Non, on va vous exterminer massivement. Vous ne servez à rien. C’est là-dessus que vous êtres en retard. Vous continuez à raisonner comme sous papa Marx - quand le prolétariat était nécessaire pour que des gens comme moi accumulent la plus-value. (...) On va vous éliminer , c’est pragmatique. Vous créez beaucoup trop de problèmes par rapport à ce que vous rapportez. C’est pour çà que c’est inéluctable : les classes pauvres, on va vous rayer de la carte. (...) Mais vous respectez le dominant. regarde comme les pauvres aiment Poutine. Je ne dis pas que c’est dans votre ADN, mais c’est un héritage de longue date. C’est comme un codage culturel, vous ne vous émanciperez pas assez vite. On vous a appris à aimer le chef.
[t.III p. 76]

Chacun [réagit] à sa façon. Instinctivement. L’intelligence est utile pour justifier les décisions prises, après coup. On l’utilise pour se raconter une histoire plausible. On fait semblant, d’y voir clair, d’être cohérent. Mais la vérité, c’est qu’on agit sans réfléchir. C’est tout. [t.III p.201]

Hier à la télé j’ai entendu une femme, une femme riche, éduquée, qui parle ce français du pouvoir, elle disait sur le ton des gens qui ne doutent de rien, et surtout pas de leur intelligence, alors qu’ils devraient, on dirait même qu’il y a urgence, elle disait ’Tous les pauvres ne sont pas terroristes, heureusement ! " Le "heureusement", ajouté sur le ton du bon sens, du ma brave dame dites donc imaginez tous ces pauvres arme au poing refusant d’être laminés, on serait dans des problèmes, on n’en finirait plus. "Tous les pauvres ne sont pas terroristes, heureusement !" Mais heureusement pour qui ? Heureusement, qu’elle disait - que le bon pauvre se laisse mener à l’abattoir sans protester, sinon imaginez, le bordel que ça ferait à chaque saignée... Cette femme sait que pendant qu’elle félicite le pauvre de sa docilité, dans ce français châtié des courtisans admis au Palais, les Goodyear, les Air France, les postiers ou les ArcelorMittal sont écrasés, embastillés, pour l’exemple. Elle sait les kilomètres de colonnes de réfugiés qu’on parque dans des camps pour les expédier en Turquie. Elle sait l’explosion de la misère, à quelques mètres du luxe de sa cantine. Ils savent. Ils applaudissent la soumission. Ils se réjouissent de nous voir aussi bêtes. "Heureusement, disent-ils, heureusement que le pauvre laisse le riche lui grimper sur le dos."

[t.III p.338]