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jeudi 7 mars 2024
La montagne magique
par Thomas Mann
( 16 janvier 2017 )

On croit en somme que la nouveauté et le caractère intéressant de son contenu « font passer » le temps, c’est-à-dire : l’abrègent, tandis que la monotonie et le vide alourdiraient et ralentiraient son cours. Mais ce n’est pas absolument exact. Le vide et la monotonie allongent sans doute parfois l’instant ou l’heure et les rendent « ennuyeux », mais ils abrègent et accélèrent, jusqu’à presque les réduire à néant, les grandes et les plus grandes quantités de temps. Au contraire, un contenu riche et intéressant est sans doute capable d’abréger une heure, oui même une journée, mais, compté en grand, il prête au cours du temps de l’ampleur, du poids et de la solidité, de telle sorte que des années riches en événements passent beaucoup plus lentement que ces années pauvres, vides et légères que le vent balaye et qui s’envolent. Ce qu’on appelle l’ennui est donc, en réalité, un semblant maladif de la brièveté du temps pour cause de monotonie : de grands espaces de temps, lorsque leur cours est d’une monotonie ininterrompue, se recroquevillent dans une mesure qui effraye mortellement le cœur ; lorsqu’un jour est pareil à tous, ils ne sont tous qu’un seul jour ; et dans une uniformité parfaite, la vie la plus longue serait ressentie comme très brève et serait passée en un tournemain. L’habitude est une somnolence, ou tout au moins un affaiblissement de la conscience du temps, et lorsque les années d’enfance sont vécues lentement, et que la suite de la vie se déroule toujours plus vite et se précipite, cela tient aussi à l’habitude. Nous savons bien que l’insertion de changements d’habitudes ou de nouvelles habitudes est le seul moyen dont nous disposions pour nous maintenir en vie, pour rafraichir notre perception du temps, pour obtenir un rajeunissement, une fortification, un ralentissement de notre expérience du temps, et par là même le renouvellement de notre sentiment de la vie en général. Tel est le but du changement d’air ou de lieu, du voyage d’agrément : c’est le bienfait du changement et de l’épisode. Les premières journées d’un séjour en un lieu nouveau ont un cours jeune, c’est-à-dire robuste et ample, - ce sont environ six à huit jours. Mais ensuite, dans la mesure même ou l’on « s’acclimate » on commence à les sentir s’abréger : quiconque tient à la vie, ou mieux dit, quiconque voudrait tenir à la vie, remarque avec effroi combien les jours commencent à devenir légers et furtifs ; et la dernière semaine – sur quatre, par exemple, - est d’une rapidité et d’une fugacité inquiétantes. Il est vrai que le rajeunissement de notre conscience du temps se fait sentir au-delà de cette période intercalée, et joue son rôle, encore après que l’on est revenu à la règle : les premiers jours que nous passons chez nous, après ce changement, paraissent, eux aussi, neufs, amples et jeunes, mais quelques-uns seulement : car on s’habitue au plus vite à la règle qu’à son interruption, et lorsque notre sens de la durée est fatiguée par l’âge, ou – signe de faiblesse congénitale – n’a pas été très développé, il s’assoupit très rapidement, et au bout de vingt-quatre heures déjà, c’est comme si l’on n’était jamais parti et que le voyage n’eût été que le songe d’une nuit.
[p.119]

Nouvelle traduction (2019) :

Sur la nature de l’ennui, il y a pléthore de conceptions erronées. On croit dans l’ensemble que l’intérêt et la nouveauté des contenus « font passer le temps », c’est-à-dire le raccourcissent, tandis que la monotonie et le vide en appesantissent et en freinent la course. Ce n’est pas forcément pertinent. Il se peut que le vide et la monotonie dilatent l’instant et l’heure en les rendant interminables, tandis qu’ils abrègent les grandes, les énormes masses de temps, et le font se volatiliser jusqu’à le réduire à néant. A l’inverse, un contenu riche et intéressant est sans doute en mesure d’écourter et d’alléger une heure, voire une journée ; cependant sur une grande échelle, il confère a cours du temps de l’ampleur, du poids et de la solidité, si bien que les années mouvementées passent bien plus lentement que ces années pauvres, vides et légères qui, emportées par le vent, se dissipent. L’ennui infini, comme on dit, n’est donc en fait qu’un abrègement pathologique du temps, ayant pour source la monotonie. Si rien n’interrompt le train-train, de grands laps de temps diminuent d’une façon qui nous donne un coup au cœur ; chaque journée étant comme les autres, tous les jours semblent n’en faire qu’un ; si l’uniformité était totale, la vie la plus longue serait perçue comme fort brève et s’éclipserait sans crier gare. L’habitude endort notre sens du temps ou du moins l’affaiblit, et c’est sûrement aussi à causes d’elle que nos années de jeunesse sont vécues comme lentes, tandis que la suite de la vie se précipite et s’envole. Introduire des changements d’habitudes et des renouvellements est, on le sait bien, le seul moyen de se maintenir en vie, de réactiver son sens du temps, de rajeunir, de restaurer toute notre joie de vivre. Tel est le but des changements d’air et de décor, des villégiatures balnéaires, telle est la vertu réparatrice des diversions et des épisodes. Les premières journées d’un nouveau séjour ont une allure juvénile, c’est-à-dire vigoureuse et ample – et l’on en compte six ou huit. Puis, à mesure que l’on s ’acclimate, leur raccourcissement se fait sentir. Quand on tient à la vie, ou, disons plutôt, qu’on veut s’y accrocher, on observe avec effroi que les jours se mettent à s’alléger, à filer à toute vitesse : sur quatre semaines, par exemple, la dernière est d’une rapidité inquiétante. La réactivation de notre sens du temps a certes des effets qui se prolongent au-delà de l’intervalle et, lors du retour à la normale, il fait valoir ses droits : après le changement d’habitudes, les premiers jours passés à la maison se vivent encore avec un sentiments de nouveauté, d’ampleur et de jeunesse, du moins les tout premiers. On se réhabitue plus vite à ses règles de vie qu’à leur suspension, et si notre sens du temps s’épuise, l’âge venant, ou n’a jamais été très développé –signe d’une faiblesse vitale présente dès l’origine-, il ne tarde pas à s’engourdir : deux jours plus tard, on n’est jamais parti, on en jurerait, et notre voyage n’a été que le rêve d’une nuit.