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dimanche 21 avril 2024
Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary
par Guy Hocquenghem
( 17 juillet 2012 )

Génération : pendant des années, je m’étais juré à moi-même de ne pas prononcer ce mot ; il me répugne d’instinct. Je n’aime pas l’idée d’appartenir à ce bloc coagulé de déceptions et de copinages, qui ne se réalise et ne se ressent comme tel qu’au moment de la massive trahison de l’âge mûr. On ne devient génération que lorsqu’on se rétracte, comme l’escargot dans sa coquille, et le repenti dans sa cellule ; l’échec d’un rêve, la strate des rancœurs, le précipité qui retombe d’un soulèvement ancien se nomment « génération ». Celle qui, aujourd’hui, va de la trentaine attardée à la cinquantaine précoce s’est déposée comme le sel amer de la désillusion. Il faut bien prononcer le mot, cerner l’adversaire, puisque nul n’ose le faire : Libé et Actuel, Chéreau et Glucksmann, Coluche et Médecins du Monde, les institutions que vous êtes devenus, « ex » des groupuscules, personne n’ose les attaquer. Votre pouvoir insolent s’est établi sous la gauche, mais il n’est ni de droite ni de gauche, il est d’un âge ; celui qui est parti de Mao-Mai pour arriver au Rotary et aux Rolls. Directeurs de journaux et convertis du nucléaire, capitalistes récents et stratèges de la dissuasion, vous avez renié à tour de bras vos idées, mais pas vos structures mentales ni vos méthodes. Ni droite ni gauche, mais le pire des deux ensemble ; fidèles au plus dangereux style manipulateur des groupuscules quand vous avez renoncé à l’utopie généreuse qu’ils prétendaient servir ; plus que « récupérés », portant votre crachat de renégat en sautoir, vous êtes la Légion du déshonneur, les décorés de la volte-face ; et de plus, vous prétendez donner des leçons de permanence dans la souplesse. [p.35]

Chanterez-vous encore dans dix ans la même ritournelle de soumission ? Continuerez-vous d’en rajouter sur l’ignoble, d’en faire plus qu’on ne vous en demande ? Si je ne suis pas d’humeur reniante, c’est essentiellement pour des questions de style. Ce sont les seules distinctions politiques que je reconnaisse ; en matière de « contenus » ou de programmes, je suis daltonien. Vous le savez, chers ex-camarades, puisque vous me l’avez assez reproché ; la stylistique fut ma seule boussole politique ; j’ai toujours pensé que Staline et Hitler ont en commun le style concentrationnaire, Le Pen, Montand et Chevènement le style adjudant. Je me souviens d’une discussion,à Libération, où j’exprimais ma méfiance à l’égard de la « ligne » Serge July comme une défiance du style de l’homme, de son action, de son discours. A l’époque, Dany Cohn-Bendit m’affirmait penser comme moi. Le style que vous cultivez depuis sept ou huit ans est bien la manifestation d’une « personnalité renégate », aisée à débusquer, faite pêle-mêle de désirs guerriers refoulés et (heureusement) impuissants, d’autoritarisme démagogique, d’écrasement de l’individu et d’exaltation de la culpabilité ; Plus que d’une trahison idéologique, il s’agit, en effet, d’une attitude de l’esprit, d’une disposition de l’âme. D’un style, style hérité d’un temps où c’était moi que vous traitiez de « vipère lubrique ». Le temps de maos.

Stylistiquement, la littérature de abjuration est héritière de l’ »autocritique » maoïste. Ce besoin de se fouailler en public, de se séparer de soi-même pour s’accuser, se juger, se condamner pour mieux s’absoudre, cette casuistique du jésuitisme masochiste appliquée à la politique fut votre exercice favori. Psychanalyse de la culpabilité, ou théologie punisseuse au nom du Père-Dieu ou de la Loi, lavage de cerveau et double pensée, vous avez conservé, dans vos nouvelles fonctions, les traits caractéristiques de la pensée-mao française ; et ces traits définissent un tempérament, une constitution, une complexion, comme on voudra, un style de vie : celui des repentis perpétuels, auto-accusateurs pour mieux accuser les autres.

Il est des tempéraments colériques, mélancoliques (comme moi), flegmatique ; il y a un tempérament renégat . C’est une humeur malheureuse et mesquine ; vous êtes les perpétuels procureurs et les perpétuels accusés du procès que vous menez à vous-mêmes, à votre passé, dans lequel vous vous haïssez pour vous glorifier de vous haïr ; la tunique de Mai 68 vous colle à la peau, c’est elle que vous arrachez depuis dix ans. Passion de Judas que rien n’apaise ! S’y tourner et s’y retourner, en cette fange honteuse de l’autocritique, vous n’en avez jamais assez ; âmes bourrelées de remords trop visibles, vous donnez hypocritement des leçons et jouez aux redresseurs de torts, car vous avez le remords sans scrupules, si j’ose dire, et le regret cynique. Vous vous manipulez vous-mêmes pour manipuler les autres.[p.53]