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dimanche 21 avril 2024
L’amphithéâtre des morts
par Guy Hocquenghem
( 9 juillet 2012 )

En relisant ceci - mon dieu, comme c’est loin de ce que je voulais écrire, comme c’est gourmé, froid - m’est revenue l’une de ces promesses qu’on ne tient jamais : Quand je serais sûr, mais alors là bien sûr, pour n’importe quelle raison, car on ne peut se condamner soi-même irrévocablement, d’être mort à brève échéance, alors... Alors, j’accomplirais une action d’éclat, qui étonnerait le monde et me donnerait le sentiment de ne pas avoir été inutile : assassinat d’un dictateur tortionnaire, prise en otage d’un directeur de prison et libération des pauvres détenus, que sais-je encore. La gratuité finale de celui qui n’a plus rien à perdre à risquer d’être tué servirait du moins à quelque chose. Encore une promesse que je ne tiendrai sans doute pas. [p.26]

Il faut les interroger, tous ces morts réunis en colloque, ceux d’avant, ceux dont la disparition marque la fin d’une époque unique, inouïe, dans l’histoire de l’humanité, une brève époque de vingt ans placée entre la peur de la syphilis et de la bombe et la peur des épidémies et catastrophes écologiques qui sont venues noircir la fin du millésime. Une parenthèse dans l’histoire de l’homme, où les anciennes angoisses, les culpabilités, les auto-limitations ont un peu disparu. Un soupir de bonheur dans la partition des catastrophes, des refoulements et des cauchemars sociaux. L’humanité n’a probablement cessé d’avoir peur qu’une seule fois en sa longue vie : entre les années soixante et les années quatre-vingt du dernier siècle. [p.27]

Quel dommage que je n’aie pas tenu de journal intime à cette époque ! Je n’ai jamais tenu de journal ; l’eau des jours s’écoulait entre mes doigts et c’était presque par orgueil que je le faisais pas. A vrai dire, à chaque fois que j’ai voulu en commencer un, j’ai eu le sentiment très vif, très net, que c’était déjà trop tard. Le plus intéressant était déjà passé. (Ainsi s’écoule peut-être toute vie, à regretter de n’avoir pu retenir le moment précédent.) [p.59]

La première fois, je suis rentré en métro à Sceaux, et je ne cessais de me répéter : « Si les gens autour de moi savaient... » Savaient que je venais de faire l’amour avec un homme. Comment auraient-ils réagi, ces ménagères abruties au regard de vache mélancolique, ces petits cadres en costard sale, ces étudiants à lunettes...
Et le sentiment de mon unicité s’est brusquement révélé, agrandissant ma tête, bouleversant l’espace de ce petit compartiment puant où nous étions tout secoués par la marche du train.
Ce que m’apprenait surtout cette expérience, c’est le charme fou , inépuisable de la Double Vie. Je n’ai pas cessé de vivre sur deux registres. Homosexuel d’un côté, militant de l’autre, et plus tard écrivain et malade, j’ai toujours eu quelque chose à cacher à la moitié de mes relations. J’aime cela ; c’est une richesse de plus.
Le moment du recollement, ç’a été le miraculeux moment de la « libération sexuelle ». Mais même lorsque j’étais homosexuel militant, une partie de ma vie, celle de la frénésie érotique, restait immergée. Et ce fut bien ainsi ; il faut toujours garder une réserve. L’adéquation totale (faire ce qu’on dit et dire ce qu’on fait) est un rêve totalitaire. [p.65]