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dimanche 21 avril 2024
Au bord du gouffre
par David Wojnarowicz
( 2 décembre 2011 )

J’ai pensé à un de mes amis qui mourait du sida ; un jour qu’il était allé rendre visite à sa famille sur la côte, il s’était assis dans l’herbe autour d’un pique-nique auquel participaient des douzaines de convives . Tout à coup, levant les yeux de son poulet rôti, il avait déclaré : « je voudrais mourir avec une grosse bite dans la bouche ». [p.54]

Nous vivons une époque étrange et dangereuse. Certains naissent avec une cible tatouée sur le dos ou le front. En raison de leurs idées, de leurs actes, mais surtout de leur couleur de peau. (...) C’est facile d’être une ordure voire un assassin dans ce pays lorsqu’on est soutenu par les riches blancs au pouvoir. Ces derniers nient constamment la vie humaine et traitent les minorités comme de simples pigeons d’argile alignés au stand de tir. Ils brandissent un paravent moral avec lequel ils protègent leur poste de télévision pendant le JT, puis le déplient comme s’il s’agissait d’un écran de cinéma. Ces paravents moraux bidon sont conçus en parfaite connaissance de cause et présentés comme les artefacts de la raison humaine guidée par dieu depuis la nuit des temps. [p.68]

Comme j’approche de la côte, je comprends combien j’ai horreur d’arriver à destination. Le voyage représente une forme de transition qui est une soulagement pour moi. L’arrivée, c’est la mort. Si je pouvais trouver un moyen d’être constamment en transit, déconnecté, dépaysé, je vivrais dans un état de liberté perpétuelle. Comme lorsqu’on arrive au cinéma avec quinze minutes de retard et qu’on repart au bout de vingt minutes, avec le sentiment d’extraire du film un écho de la vie réelle et
non une sensation fossilisée. L’arrivée, c’est le passage obligé des adeptes des paravents moraux bidon. [p.72]

Je refuse désormais toute forme de consolation, qu’elle vienne des autres ou de moi-même. Il y a cette chose que je voudrais voir le plus distinctement possible, une chose que je voudrais observer à l’état brut. Ce besoin naît de mon sens de la mort. Et c’est une sorte de soulagement que de vivre avec ce sens de la mort. Ainsi je ne risque pas de découvrir à quatre-vingts ans que la mort me guette ni de réaliser que j’étais censé consacrer mon existence à m’y préparer et je n’aurai pas la rage au cœur d’avoir passé ma vie à m’adapter au monde préfabriqué plutôt qu’à me faire à l’éventualité de la mort - vous comprenez ce que je dis ? Je m’attache à mettre de la distance entre vous et moi et les autres et tout ce qui m’entoure de façon à comprendre ce que je ressens et ce qui m’est offert. J’essaie de soulever le fardeau du monde préfabriqué pour découvrir ce qui se trouve en dessous. Je suis prisonnier d’une langue qui n’a pas d’alphabet ou d’idéogrammes ou de signes pour décrire, même grossièrement, ce que je ressens. La rage est sans doute l’une des dernières choses qui me relie ou me rattache à vous, à notre monde préfabriqué. [p.133]

Parfois lorsque je regarde nos gouvernants à la télévision je me dis, au moins la « nature » leur fera payer ce qu’un assassin ne pourrait pas leur faire payer. Peut-être succomberont-ils en masse à des infarctus dus à leurs gueuletons cannibales ou à des tumeurs du cerveau induites par le degré de radiation autour d’eux. L’éducation c’est, et çà restera une question de génération, et c’est pourquoi je perds parfois l’espoir de voir un jour changer la face de ce monde dans lequel il nous faut bien vivre. J’ai toujours considéré que mes amis occupaient des postes de contrôle au sein d’un mouvement de résistance à ce déferlement de hyènes déguisées en prélats ou en agents de l’état. Si nous disparaissons tous qu’arrivera-t-il à ceux que nous laisserons derrière nous et qui sont en train de naître ? Je sais que les cons ont toujours pullulé sur terre, et qu’ils pulluleront encore, que j’y sois ou pas ; il en naît un par minute, c’est un déferlement continu ; cette perspective me fait vaciller l’âme et le cœur. Je voudrais que les jappements de ma cervelle fatiguée me laissent en paix. J’aimerais pouvoir l’arracher et la jeter dans un coin où elle jacasserait librement pendant que j’irais passer la soirée dehors. [p.193]

Ma peur naissait du fait que je voyais bien que la société voulait me séduire en me promettant une vie sécurisée et douillette si j’acceptais d’embrasser ses illusions et ses mensonges. Si je laissais cette illusion envelopper ses bras nauséabonds autour de moi je savais que je souffrirais une mort bien plus horrible que la mort physique : un étranglement intellectuel et émotionnel. [p.194]

Il m’a parlé de la ligne ténue que chacun porte en soi, qui se franchit en un clin d’œil et vous transforme en machine à tuer. Il m’a parlé de l’hypocrisie des gens qui n’hésitent pas à enjamber le poivrot à moitié crevé couché sur leur paillasson pour aller au kiosque acheter le journal puis jouent les vierges effarouchées en découvrant en première page la photo d’un petit éthiopien qui meurt de faim. Il a ajouté : « Les gens se croient différents de ceux qui commettent des actes violents ou des meurtres. Ils ont tendance à penser qu’un gars capable de tuer n’est pas comme eux. Et puis il suffit qu’un type trucide trente personnes et écrive un bouquin pour que sept millions de personnes fassent la queue pour l’acheter.
Regarde un peu le monde dans lequel on vit, le nombre de gens qui crèvent de faim dans les rues est un signe de violence incontestable. Nous sommes nés pendant l’ère technologique et voici le résultat ; les gens sont incapables de réagir émotionnellement face à la réalité sauf si elle est régurgitée par des images télévisées. » [p. 204]

(...) quand tu n’arrives pas à obtenir ce que tu veux, tu veux que tout le monde crève . Ah ah ah... Et je sais de quoi je parle ; je ressentais la même chose. Je suis fasciné par tout ce qui sort de l’ordinaire parce que la vie quotidienne me semble tellement banale. Avant j’arrêtais pas de dire aux autres que le jour de ma mort, j’aimerais que le monde disparaisse en même temps que moi. Puisque je dois mourir, je veux que les autres meurent aussi ; je veux que tout s’arrête d’un coup. Tout le monde me dit : « Oh mais qu’est-ce que c’est égoïste comme vision des choses. » Mais, encore une fois, çà nait de ce sentiment d’insatisfaction, ce sentiment qu’on vous a privé de votre dû, et c’est le sentiment que j’éprouve à longueur de temps. Quand on est jeune et plein d’idéaux, de choses que la société nous apprend à attendre, mais qu’on n’obtient jamais. On voulait surtout pas les obtenir en faisant comme on nous l’avait indiqué - à la sueur de notre front - nous, on voulait feinter. [p. 219]