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jeudi 7 mars 2024
Les modernes
par Jean-Paul Aron
( 30 octobre 2011 )

Un jour d’Avril, j’arrive par hasard à une réunion (...) autour d’André Wurmser, l’un des maîtres penseurs de l’Humanité, un enragé, n’hésitant pas à affirmer en 1950, à l’occasion du procès Kravchenko, que quiconque attaque la Russie se range du côté de Hitler, et, la même année, à traiter Jean Cassou de canaille parce que l’URSS venait de liquider pour des raisons de haute politique les communistes et les résistants grecs. J’ai toujours pris Wurmser pour un âne, fagoté en idéologue. J’exècre les êtres pétris d’indigne conviction, les idées courtes qui s’énoncent en chaînes de raison, les passions sacrifiées à la sécurité des bonnes causes. Aussi bien dans ce journal de l’esprit d’un temps qui en manque, ce doctrinaire n’est-il présent que pour témoigner de sa sottise épique. Représentant en mission du comité central, il entretient les intellectuels de province d’une affaire grave : le portrait de Staline par Picasso publié le le 15mars 1953 dans Les Lettres françaises, organe intellectuel du parti dirigé par Louis Aragon.

Le peintre a été officiellement désavoué par le bureau politique : on ne trahit pas impunément la vérité du monde. Car Staline, défiguré, échevelé, le regard glauque, la moustache pantelante, n’est pas sujet à interprétations plus ou moins saugrenues : il est l’histoire, l’occurrence où un corps particulier et une idée se fondent En contrefaisant ce visage essentiel, Picasso ne s’est pas livré à un simple attentat moral qui suffirait à le flétrir, il s’est mis, à parler proprement, hors-la-loi, entendez, tout ensemble, de la société révolutionnaire et de la nature.

Mais comment, d’un œil infaillible, déterminer l’infraction ? De Staline, grand et noble Staline, dont nous croyons connaître le visage et les poils si différents de ce que Picasso nous en fait voir, sommes-nous sûrs, absolument, que nous apercevons les traits exacts ? Et si le regard de l’artiste n’avait pas réussi, sous l’apparence, à déchiffrer ses véritables ressorts ?

Wurmser tranche là-dessus sans appel. Devant Michel Simon, jeune professeur agrégé de philosophie au lycée Faidherbe, à qui, en dépit de sa naïve et indéracinable orthodoxie communiste, je conserve ma sympathie, devant Michel Foucault que de tels arguments commencent à ébranler, il déclare : condamné par Thorez, ce portrait s’autodétruit, il meurt de son erreur ou, ce qui revient au même, de sa malfaisance. En matière esthétique, comme en toute autre, le secrétaire général du parti communiste, expression démocratique, donc scientifique, de la classe ouvrière, ne se saurait tromper.

[p. 66]

(...) le pire est qu’afin d’écarter le spectre de l’usurpation, l’establishment socialiste se coule dans le moule de ses prédécesseurs, adoptant le « look » de la Cinquième République, techno-bureaucratique, inhumaine et frigorifiée. Je rêvais d’une sociabilité qui, à la morgue et à l’abstraction, substituerait la gentillesse, apanage étymologique des seigneurs. Je regrette que les principaux du régime endossent avec une fréquence croissante les froques vulgaires des parvenus. J’enrage que l’État se résigne à l’hégémonie des énarques. Non point que certains ne soient de gauche, mais leur idéologie n’est que fioriture, le luxe d’un déterminisme imbécile dont ils sont les opérateurs enthousiastes.

[p.309]