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dimanche 21 avril 2024
Mort d’une inconsolée. Les derniers jours de Susan Sontag
par David Rieff
( 18 février 2011 )

Le grand physicien danois Niels Bohr avait l’habitude de raconter l’histoire d’un voisin ayant accroché un fer à cheval à la porte de sa maison, et qui, quand on lui demandait s’il était superstitieux, répondait : « Bien sûr que non. Mais on dit que çà marche même lorsqu’on n’y croit pas »
[p.42]

Je me demande (...) s’il existe un silence pire que celui d’une chambre d’hôpital. C’est le silence des pavillons des cancéreux, le silence dévasté des horreurs pressenties, cette intuition selon laquelle le réel et le catastrophique sont le plus souvent une seule et même chose. Et bien sûr c’est aussi le silence de l’impuissance, cette incapacité des sentiments à changer quoi que ce soit - le silence de la vanité des désirs humains. On se découvre en train d’espérer là même où l’on sait n’avoir aucune base empirique pour l’espoir. Les mots se forment mais explosent comme des bulles avant de franchir vos lèvres. Une voix hurle en vous, « Dis quelque chose ! Fais quelque chose ! ». Et il n’y a rien à faire et tout ce qui semble pouvoir être dit paraît sans lien avec la situation ou bien du ressort de la fable - une comptine de nourrice pour qui veut être rassuré quand vous n’avez en vous rien qui puisse rassurer - rien de mieux, en fin de compte, qu’une version légèrement plus sophistiquée que l’incantation. « Çà va aller, çà va s’arranger » : pur mensonge. Car çà ne va pas s’arranger, comme quelque part en vous quelqu’un le sait très bien, même si vous cherchez à le nier devant les autres, voire à vous intoxiquer psychologiquement au point de succomber vous-même à l’illusion au beau milieu de la nuit. Quant à ce que l’on disait, c’était si souvent ce qu’il aurait fallu ne pas dire. Ce qui faisait pleurer ma mère. Plus tôt durant sa maladie, alors qu’elle se trouvait encore chez elle à New-York et dans un état de santé relativement bon, elle reçut d’une amie bouddhiste un cadeau accompagné d’un mot selon lequel elle, ma mère, se trouvait au centre d’un cercle de protection énergétique. En conséquence de quoi tout irait pour le mieux. C’était un geste parfaitement inoffensif et bien intentionné, même s’il manquait un peu de tact. Mais cela rendit ma mère folle. « C’est grotesque », dit-elle, tout en jetant la lettre sur la table de la cuisine. Puis, le regard fou, égaré, « quelqu’un a oublié de prévenir mes gènes que j’étais protégée » -sur quoi elle fondit en larmes et se précipita dans sa chambre, dont elle ne sortit pas de plusieurs heures.
Dans ces moments-là seules les discussions avec ses médecins parvenaient à lui rendre un certain équilibre. Peut-être est-ce là l’un des maigres bénéfices de cette profonde et sans doute inévitable asymétrie infantilisante qui est au cœur des relations entre docteurs et patients. (...) Et, certes, on peut tourner en ridicule cet aspect des choses, dénoncer sa dimension paternaliste, objectifiante, mais je ne suis pas du tout certain qu’il existe une façon de sortir de ce dilemme, ou même que plus de franchise aurait en l’occurrence constitué le moindre progrès. Car telle est la triste vérité : sans le pouvoir infantilisant du corps médical, pouvoir qui ici signifiait calme, réassurance, et non emprise ou condescendance, ma mère, dans les mois précédant sa mort, aurait sans doute perdu l’esprit.
[p.141]