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dimanche 21 avril 2024
Carnets
par Albert Camus
( 10 août 2009 )

Avril 38. Ce qu’il y a de sordide et de misérable dans la condition d’un homme travaillant et dans une civilisation fondée sur des hommes travaillant. Mais il s’agit de tenir et de ne pas lâcher prise. La réaction naturelle est toujours de se disperser hors du travail, de créer autour de soi des admirations faciles, un public, un prétexte à lâchetés et comédies (la plupart des foyers sont créés pour çà). Une autre réaction inévitable est de faire des phrases. Cà peut d’ailleurs coller ensemble si on y ajoute le laisser-aller physique, l’inculture du corps et le relâchement de la volonté. Il s’agit d’abord de se taire - de supprimer le public et de savoir se juger. D’équilibrer une attentive culture du corps avec une attentive conscience de vivre. D’abandonner toute prétention et de s’attacher à un double travail de libération - à l’égard de l’argent et à l’égard de ses propres vanités et des ses lâchetés. Vivre en règle. Deux ans ne sont pas de trop dans une vie pour réfléchir sur un seul point. Il faut liquider tous les états antérieurs et mettre toute sa force d’abord à ne rien désapprendre, ensuite à patiemment apprendre. A ce prix-là il y a une chance sur dix d’échapper à la plus sordide et la plus misérable des conditions, celle de l’homme qui travaille.
[p 106]

On parle beaucoup en ce moment de la dignité du travail, de sa nécessité. M Gignoux, en particulier, a des opinions très précises sur la question...
Mais c’est une duperie. Il n’y a de dignité du travail que dans le travail librement accepté. Seule l’oisiveté est une valeur morale parce qu’elle peut servir à juger les hommes. Elle n’est fatale qu’aux médiocres. C’est sa leçon et sa grandeur. Le travail au contraire écrase également les hommes. Il ne fonde pas un jugement. Il met en action une métaphysique de l’humiliation. Les meilleurs ne lui survivent pas sous la forme d’esclavage que la société des bien-pensants actuellement lui donne...
Je propose qu’on renverse la formule classique et qu’on fasse du travail un fruit de l’oisiveté. Il y a une dignité du travail dans les petits tonneaux faits le dimanche. Ici le travail rejoint le jeu et le jeu plié à la technique atteint l’œuvre d’art et la création tout entière...
J’en sais qui s’extasient et s’indignent. Eh ! Quoi, mes ouvriers gagnent 40 francs par jour...
[p 114]

On meurt seul. Tous vont mourir seuls. Que du moins l’homme seul garde ici le pouvoir de son mépris et de choisir dans l’affreuse épreuve ce qui sert à sa propre grandeur.
Accepter l’épreuve et tout ce qu’elle comporte. Mais jurer de n’accomplir dans la moins noble des tâches que les plus nobles des gestes. Et le fond de la noblesse (la vraie, celle du cœur) c’est le mépris, le courage et l’indifférence profonde.
[p. 168]