2034 éléments
dernière mise à jour:
vendredi 19 avril 2024
No Logo, la tyrannie des marques
par Noémie Klein
( 29 juillet 2008 )

Aveuglés par la gamme des choix de consommation, nous ne remarquons peut-être pas, au départ, le processus de consolidation des industries du loisir, de la vente au détail et des médias. La publicité nous inonde d’un kaléidoscope d’images apaisantes comme les « united streets of diversity » et l’attrayante campagne « où voulez-vous aller aujourd’hui ? » de Microsoft. Mais dans les pages financières des journaux, le monde est monochrome, et des portes claquent de toutes parts : un article sur deux - annonce d’un nouveau rachat d’entreprise, d’une faillite malencontreuse, d’une fusion colossale - signifie une réduction importante des choix. La question véritable n’est pas « Où voulez-vous aller aujourd’hui ? » mais « comment puis-je faire pour mieux vous diriger au cœur du labyrinthe de synergies dans lequel je veux que vous alliez aujourd’hui ? » Cette atteinte au choix est portée sur plusieurs aspects à la fois. Elle se produit sur le plan structurel, par des fusions, des rachats et des synergies commerciales. Elle se déploie sur le plan local, lorsqu’une poignée de supermarchés utilisent leurs immenses réserves de liquidités pour obliger de petits commerces indépendants à fermer. Et elle a lieu sur le plan juridique, quand des sociétés de loisirs et de biens de consommation ont recours à des poursuites pour libelle et usage de marques déposées pour traquer quiconque essaie de faire avancer un produit de la pop culture dans une direction non souhaitée. Nous vivons donc dans un monde double : le carnaval en surface, la consolidation en-dessous, là où ça compte. En fait, nous avons tous vécu cet étrange dédoublement de l’image : un vaste choix de consommation associé à des restrictions nouvelles, orwelliennes, imposées à la production culturelle et à l’espace public. Il se manifeste lorsqu’une petite collectivité regarde son centre-ville se vider de sa vie, à mesure que les grandes surfaces de liquidation ou de vente discount s’étendent à la périphérie (...) Il est là, dans cette rue branchée du centre-ville, quand le sympathique café, la quincaillerie, la librairie indépendante ou le vidéo-club d’art se font balayer et remplacer par une chaîne dévoreuse : Stabucks, Home Depot, Gap, etc. Il est là, à l’intérieur des grandes surfaces, chaque fois qu’un magazine est retiré de la vente par un directeur soucieux des « valeurs familiales » telles que l’entendent ses patrons. On le voit dans le désordre de la chambre à coucher d’un webmestre de quatorze ans qui vient de fermer sa page personnelle sur les instances de Viacom ou d’EMI, guère impressionnés par ses tentatives de créer sa petite enclave culturelle en empruntant des bribes de paroles et d’images aux droits réservés. Il est là encore lorsque des manifestants se font vider de centres commerciaux pour avoir distribué des tracts politiques, après s’être fait dire par des agents de sécurité que l’édifice, même s’il a remplacé la place publique de leur ville, est une propriété privée.
Il y a une décennie, toute tentative pour raccorder ces points épars dans le désordre des tendances aurait paru tout à fait étrange : qu’est-ce que la synergie a à voir avec l’engouement pour les chaînes de magasins ? Qu’est-ce que la loi sur le droit d’auteur et sur le dépôt de marque a à voir avec la culture personnelle des fans ? Ou la consolidation des entreprises avec la liberté de parole ? Mais aujourd’hui une nette tendance est en train d’émerger : Comme un nombre constant de sociétés cherchent à être la marque suprême sous laquelle nous allons consommer, créer et même construire nos maisons, tout le concept d’espace public est en voie de redéfinition. Et à l’intérieur de ces édifices de marques, réels et virtuels, les opérations hors-marques de débat ouvert, de critique, et d’art non censuré - de choix réel - affrontent des restrictions nouvelles et inquiétantes. [p. 167]

La transformation culturelle (...) [uniformisation] apportée par ces institutions est familière à tout le monde, mais peu de statistiques ont été publiées sur la prolifération des franchises et des chaines, principalement parce que la plus grosse part de la recherche sur la vente au détail confond franchises et entreprises indépendantes. Théoriquement, une franchise est la propriété du franchisé, même si, dans ses moindres détails, de l’enseigne à la température précise du café, le commerce est contrôlé par un siège social situé à des centaines ou même des milliers de kilomètres [p 170]

(...) En 1983, Reagan entreprit le démantèlement allègre des lois antitrust, ouvrant d’abord la porte à la recherche conjointe entre concurrents avant d’écarter les obstacles aux fusions géantes. Il coupe l’herbe sous le pieds de la Federal Trade Commission en limitant radicalement sa capacité d’imposer des amendes pour des actions contraires à la concurrence, en réduisant ses effectifs de 345 à 134 personnes, et en nommant à sa tête un président qui se targuait de « réduire le rôle excessivement accusatoire » de l’agence. (...) En 1986, on adopta une législation encore plus axée sur le démantèlement, en arguant que les sociétés américaines avaient besoin d’une plus grande flexibilité pour concurrencer le japonais. Le mandat de Reagan vit se réaliser les dix plus grandes fusions de l’histoire américaine, et pas une ne fut contestée par la FTC. Le nombre d’affaires antitrust suivies par la FTC diminua de moitié au cours des années 1980, (...) au moment même où Reagan intervenait personnellement pour protéger les dix plus grandes compagnies aériennes du monde d’une demande d’enquête antitrust émanant de son propre gouvernement. (...) Ce n’est pas un hasard si (les) controverses sont plus virulentes dans l’industrie du livre et du logiciel : Ce qui est en cause (c’est) la libre publication d’une saine diversité d’idées, et la possibilité d’y accéder. Comme pour aggraver les choses, la concentration de la propriété parmi les sociétés d’internet, les maisons d’édition et les vendeurs de livres a suivi de près un imprudent battage médiatique autour de la transparence et du pouvoir personnel qui favoriserait la prétendue révolution de l’information. Dans un email ouvert à Bill Gates, Andrew Shapiro, membre du Center for Internet and Society du Harvard Law School émet une opinion qui est surement venue à l’esprit des observateurs les plus réfléchis au sujet des fusions et des plans de synergies modernes : « si toute cette révolution vise à donner du pouvoir aux gens, Bill, pourquoi es-tu en train de fermer le marché et de restreindre les choix ? Chaque mois, tu synergises d’un secteur à un autre. » Cette contradiction représente une trahison beaucoup plus grave que celle que recèle l’habituelle langue de bois à laquelle la publicité nous a habitués. Ce qui est trahi, ce sont ni plus ni moins les promesses de l’ère de l’information : choix, interactivité, et accroissement de la liberté. [p 205]