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dimanche 21 avril 2024
La symphonie des adieux
par Edmund White
( 10 décembre 2002 )

Un jeune parisien fringant qui portait les poignets de sa veste déboutonnés et retournés à la Cocteau se trouva coincé à côté de moi pendant un moment sur un petit canapé de velours rose. Avec cette manière typique qu’ont les américains de se confesser aux inconnus, je lui déclarai : "vous savez, c’est terriblement gênant pour moi de ne pas pouvoir parler français. Je ne me suis jamais senti aussi bête. Et le pire, c’est que je lis parfaitement le français.
Malheureusement, nous ne faisons pas de lecture ce soir", répliqua-t-il froidement. [p 14]

J’avais des douzaines d’amis que je cultivais avec une assiduité infatigable comme si c’étaient des appareils ménagers capricieux, essentiels à une existence civilisée mais toujours sur le point de tomber en panne. J’écoutais pendant des heures leurs problèmes, que je les suppliais de me confier, sans jamais parler des miens, omission dont ils prenaient rarement conscience. Je pensais que j’accumulais du crédit sur lequel je pourrais tirer par la suite. [p 18]

Quand j’étais jeune, je vivais une vie qui m’était loin d’être satisfaisante, en pensant que ce n’était qu’un galop d’essai pour un avenir meilleur, mais ces répétitions se sont révélées être les seuls spectacles que je connaîtrais. [p 27]

Le monde entier hait celui qui aime. Les amis sont jaloux, les adultes irrités, les enfants ne sont pas concernés, et les lecteurs sont ennuyés. [p38]

Depuis l’enfance j’avais voulu quelque chose de beau qui fût à moi, un homme qui eût de beaux cheveux, de belles dents, de belles mains, une belle peau, de beaux reins, de beaux os, une belle façon de marcher sur la pointe des pieds, de lever une cuillère avec sérieux, simplement à ses lèvres, de se gratter le cou, de pisser un jet puissant et dur, de se jeter franchement d’un plongeoir, sans peur, de dormir une main derrière la tête, quelqu’un aux lèvres pleines et rouges, au ventre finement saupoudré de poils dorés, avec des poils plus longs et foncés, plus soyeux autour du scrotum, dont les muscles des jambes fussent plats et suggèrent même au repos le pouvoir de retenir, de serrer, dont la peau fût chaude au toucher comme un pot de terre laissé au soleil, quelqu’un de si beau qu’il n’eût jamais fait le premier pas, dont les paumes fûssent durcies et le cou hâlé par le travail manuel, quelqu’un dont l’haleine fût si douce et si chaude qu’elle embuait la vitre de son côté de la voiture, tandis que les autres passagers étaient assis près de verres honteusement transparents, quelqu’un qui sût intuitivement comment remonter le col de son manteau en cachemire ou ne pas boutonner son pyjama en coton blanc pour laisser voir sa poitrine comme un fourreau, quelqu’un qui fût doué d’une curisité intellectuelle si absorbante qu’il ne se fût jamais beaucoup intéressé à son physique, dont les cheveux fûssent si lourds, épais et raides que le cordon qui sépare un chef-d’oeuvre du public. [p 40]

Finalement Joshua, malgré une admiration qui confinait à la terreur sacrée, osa dire à Eddie : "Est-ce-que çà n’est pas ... un peu froid ?" Eddie se frappa le front et dit : "Evidemment ! J’ai oublié d’y mettre le sentiment !" Il monta précipitamment à la coupole qui lui servait de bureau et tripota ses vers pendant une heure avant de redescendre avec un poème chaleureux et exalté. Ce soir là, qand nous fumes seuls, Joshua me murmura : "une vision plutôt glaçante du processus créatif, je dirais. Nous ne devons jamais parler de celà à quiconque, combien de personnes pourraient comprendre et pardonner l’habileté froide et manipulatrice du grand art ? " [p 229]

Pour nous la liberté sexuelle était la liberté tout court. La révolte de Stonewall n’avait-elle pas été la défense d’un lieu de drague ? La génération qui venait pouvait parler de "culture gay", mais ceux d’entre nous qui avaient trente ans et plus savaient que le seul droit que nous voulions protéger était celui de sucer autant de bites que possible. [p 235]

Il me dit un jour : "tu es mon prosateur préféré", le genre de compliment dément que tout écrivain en mal de succès serre contre sa poitrine bien qu’il sache qu’il devrait le jeter immédiatement aux orties, comme une fille laide qui reçoit une lettre d’amour regarde le timbre de la poste pour s’assurer qu’elle n’a pas été envoyée le 1er avril. [p 279]