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dimanche 21 avril 2024
Un homme au singulier
par Christophe Isherwood
( 7 janvier 2003 )

[...] Mrs Strunk, George en a la certitude, se permet avec douceur d’avoir une opinion différente de celle de son mari ; car elle est formée à a nouvelle tolérance, la technique de l’anéantissement par la douceur. Elle brandit son manuel de psychologie : la cloche et le cierge ont cessé d’être nécessaires. Elle en psalmodie doucement des extraits, et entreprend d’exorciser l’innommable qui est en George. Aucune raison d’être dégoûté, aucun motif de condamnation, chantonne-t-elle. Rien ici de volontairement mauvais. Tout cela provient de l’hérédité, du milieu environnant dès l’enfance (honte à ces mères possessives, à ces écoles britanniques où règne la ségrégation sexuelle !), d’un arrêt de développement à la puberté, ou des glandes. Nous avons affaire à un inadapté, à jamais privé du meilleur de l’existence, plus à plaindre qu’à blâmer. Certains cas, pris suffisamment jeunes, peuvent parfois être guéris. Quant au reste... Ah ! quel dommage ! Surtout quand ça arrive à des gens vraiment méritants, des gens qui auraient pu tellement apporter ! (Même quand ce sont des génies malgré ça, leurs chefs-d’œuvre en sont invariablement pervertis.) Aussi, il faut être compréhensifs, n’est-ce-pas, et nous rappeler qu’après tout il y a bien eu les Grecs (mais là, c’était un peu différent, car il s’agissait de païens plutôt que de névrosés). Allons même plus loin : disons que ce type de relation peut quelquefois être presque beau - surtout si l’un des partenaires est déjà mort ; ou , mieux encore, les deux. [p.26]

[Ils] ont échangé des signaux, mais il ne s’agit pas d’un appel au secours. Chacun respecte l’indépendance [de l’autre]. Aucun désir de se lier. Ils se veulent du bien, voilà tout.

Tous autant que nous sommes, nous n’arrêtons pas de nous efforcer de croire que, si nous ignorons une chose assez longtemps, elle disparaîtra purement et simplement. [p. 63]

[...] (les professeurs) [...] Pourquoi ont-ils pareille opinion de leur existence ? Certes, ils sont mal payés. Certes, ils n’ont guère d’avenir, au sens matériel du terme. Certes, ils n’ont pas droit au bonheur de fréquenter des présidents-directeurs généraux. Mais n’est-ce pas une consolation que d’être avec des étudiants qui sont encore aux trois quarts vivants ? N’est-ce pas une toute petite satisfaction que d’être utiles, au lieu de contribuer à produire d’inutiles biens de consommation ? N’est-ce pas quelque chose, de savoir que l’on exerce une des rares professions de ce pays qui ne soient pas irrémédiablement corrompues ? Pour ces visages renfrognés, il semble que non. Ils partiraient, s’ils en avaient le courage. Mais ils ont fait des études en vue de ce métier, et quand le vin est tiré, il faut le boire jusqu’à la lie. Ils ont gaspillé le temps où ils auraient pu apprendre à tricher, à voler, à mentir. Ils se sont retranchés de la majorité - les intermédiaires, les publicitaires, les promoteurs - en acquérant laborieusement toutes les connaissances desséchées, discréditées ; discréditées par l’intermédiaire, parce qu’il n’en a pas besoin pour réussir. L’intermédiaire n’a besoin que des produits de ces connaissances, de leurs applications pratiques. Les professeurs sont des gogos, dit-il. A quoi bon savoir quelque chose, si ce n’est pour en tirer de l’argent ? Et les visages renfrognés, plus qu’à moitié d’accord avec l’intermédiaire, éprouvent en secret la honte de n’être ni débrouillards, ni malhonnêtes. [p. 73]