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dimanche 21 avril 2024
La violette du Prater
par Christophe Isherwood
( 3 avril 2003 )

J’enviais sa liberté : la liberté de l’étranger. Moi-même, j’aurais pu me comporter de la sorte à Vienne ou Berlin. Grâce à la chance de l’étranger, ou bien à son intuition, Bergmann arrivait presque toujours à extraire du type moyen l’individu exceptionnel : un policeman aquarelliste, un mendiant qui savait le grec ancien... Ce qui l’entraînait dans de fausses généralisations d’étranger : à Londres, tous les sergents de ville font de la peinture, et tous les gens cultivés meurent de faim. [p. 96]

Le studio de cinéma d’aujourd’hui, c’est le palais du XVIe siècle. On y voit ce que voyait Shakespeare : le pouvoir absolu du tyran, les courtisans, les flatteurs, les bouffons, les intrigants ambitieux et habiles. Il y a là des femmes d’une beauté fantastique et d’incompétents favoris. De grands hommes tombent soudain en disgrâce. La plus folle extravagance et des parcimonies inattendues roulant sur quelques pence. Une énorme splendeur illusoire ; et aussi, cachée derrière le décor, une misère affreuse. De vastes projets abandonnés à la suite d’un caprice quelconque. Des secrets connus de tous et dont nul ne souffle mot. L’on rencontre même deux ou trois conseillers honnêtes. Ce sont des fous de cour, lesquels expriment la plus profonde sagesse en jeux de mots, afin de n’être pas pris au sérieux. Ils font des grimaces, mais en secret s’arrachent les cheveux, et pleurent. [p. 108]

Après J. viendrait K., puis L., puis M., et ainsi de suite jusqu’au bout de l’alphabet. A quoi bon se montrer sentimentalement cynique à ce sujet ? Ou cyniquement sentimental ? En effet, J. n’est pas vraiment ce que je désire, J. n’a d’autre valeur que d’exister maintenant. J. passera mais le besoin restera. Le besoin de retourner dans l’obscurité, dans le lit, dans la chaude étreinte nue où J. n’est pas plus J. que K., L ou bien M. Où rien n’existe excepté la proximité, le poignant désespoir de serrer dans ses bras ce corps nu. Les affres de la faim sous toute chose... Et le dénouement de tout amour physique : le sommeil sans rêve après l’orgasme, sommeil qui ressemble à la mort. [p. 212]