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vendredi 19 avril 2024
Le diable intérieur
par Andrew Solomon
( 7 juillet 2003 )

La dépression est une épreuve pour les amis. Vous avez à leur égard des exigences qui, à l’échelle ordinaire, sont déraisonnables et souvent il leur manque la résilience, la souplesse, la connaissance ou l’envie nécessaire pour y faire face. Certaines personnes ont une capacité surprenante d’adaptation. On communique tant bien que mal et on espère. Peu à peu, j’ai appris à prendre les gens comme ils sont. Certains peuvent affronter directement une dépression grave, d’autres en sont incapables. On n’aime guère voir les autres malheureux. Peu nombreux sont ceux qui peuvent accepter l’idée d’une dépression sans rapport avec la réalité extérieure. Beaucoup préfèrent penser que si vous souffrez, c’est qu’il y a une raison, et donc une solution logique. Nombre de mes meilleurs amis sont un peu fous. Les gens ont pris ma franchise comme une invitation à être francs à leur tour et j’ai beaucoup d’amis chez qui j’ai trouvé la confiance qui existe entre amis d’enfance ou anciens amants, cette aisance due à une immense connaissance mutuelle. Je m’efforce d’être prudent avec les copains qui sont trop sains d’esprit. La dépression est destructrice en elle-même et induit des pulsions destructrices. je suis facilement déçu par les gens que j’aime et je commets parfois l’erreur de leur faire des reproches. Après toute dépression, on éprouve le besoin de remettre les choses en ordre. Je me rappelle alors que j’aime des amis que j’avais songé à laisser tomber. Je tâche de reconstruire ce que j’ai gâché. Après toute dépression, vient le temps de recoller les morceaux et de remettre le lait renversé dans la bouteille.

Ma maison est pleine de livres que je ne peux plus lire, de disques que je ne peux écouter, de photos que je ne peux regarder, car ils sont trop intimement associés au passé (...) Les plaisirs enfuis (...) sont insupportables. C’est le souvenir du bon temps avec des amis qui sont morts, ou ne sont plus ce qu’ils étaient, qui me procure actuellement la pire souffrance [p 108]

Alors que les gens discutent les spécificités de l’oeuvre de Freud, et lui reprochent les préjugés de son époque, la vérité fondamentale contenue dans son écriture et sa grande humilité leur échappent : à savoir que très souvent nous ne connaissons pas nos propres motivations dans la vie et sommes prisonniers de ce que nous ne comprenons pas [p 111]

On discute souvent en Occident de la notion de thérapie par la parole comme si elle avait été inventée par les psychanalystes. La dépression est une maladie de la solitude et tous ceux qui en ont souffert savent qu’elle impose un isolement redoutable, même pour ceux qui sont entourés d’affection. Dans ce cas, l’isolement est produit par la promiscuité. Les vielles femmes inuit avaient découvert la possibilté merveilleuse de se soulager et d’aider les autres à faire de même. Chaque société exprime la douleur de façon différente et les membres de ces sociétés éprouvent des douleurs différentes, mais la solitude peut prendre une infinité de formes. [p 234]