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vendredi 19 avril 2024
Le monde d’avant (journal 1983-1988)
par Roland Jaccard
( 15 juillet 2021 )

Il vaut mieux se replier sur soi que sur les autres.
[p.57]

L’indifférence, si typique des asiatiques en vois d’assimilation (…) Le déracinement est pour [eux] une valeur positive, en quoi je les approuve.
[p.114]

A mon sens, tout condamné devrait avoir le droit de choisir la mort plutôt que la détention de quinze ou vingt ans. La peine de mort était barbare, certes. Mais ne pas laisser la mort comme recours, et non plus comme châtiment, montre à quel point même les meilleurs de ceux qui nous gouvernent ont de la peine à raisonner en termes de droits et de libertés. On trouve la confirmation de cette attitude quand Badinter écrit : « Je suis contre la libéralisation du haschich ». Pour quelles raisons ? « Parce qu’il faut des interdits – qui seront inévitablement transgressés. Si vous placez la barre à un niveau supérieur, l’interdit transgressé ne sera plus le hasch, mais directement l’héroïne. » Avec de tels raisonnements, pourquoi ne pas placer la barre au niveau des cigarettes ? Ou du chocolat ? Conclusion : Robert Badinter est certainement un socialiste, peut-être un libéral, mais en aucun cas un libertaire.
[p.124]

(A propos d’Adolphe, de Benjamin Constant)
(…)Ce n’est pas dans les seules liaisons du cœur que cet affaiblissement moral, cette impuissance d’impression durable se fait remarquer : tout se tient dans la nature. La fidélité en amour est une force comme la croyance religieuse, comme l’enthousiasme de la liberté. Or nous n’avons plus aucune force. Nous ne savons plus aimer, ni vivre, ni vouloir. Chacun doute de la vérité de ce qu’il dit, sourit de la véhémence de ce qu’il affirme, et pressent la fin de ce qu’il éprouve. Cette absence d’impressions durables, cette dissolution des énergies, ce ricanement devant l’Absolu, cette fragmentation des expériences, c’est la marque même de la modernité. (…) Un même manque frape l’expérience religieuse, la vie politique et les liaisons privées. Adolphe présente aux abouliques un miroir qui les flatte : la mélancolie des amours brisées se pare de la beauté funèbre du recueillement sur soi dans la nuit glacée des sentiments.
[p.136]

J’aime beaucoup la séquence [ de Monsieur Verdoux, de Chaplin] où Verdoux-Landru, attendant dans son cachot d’être condamné à mort, reçoit le prêtre qui vient le soulager par ces mots : « Que puis-je pour vous ? »
[p.143]

Citation de Proust :
« Il suffit de vivre pour voir apparaître le secret de la vie – qui est sa transformation en passé. »
[p.149]

Citation de B. Constant sur la timidité :
« Cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues et une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes dela douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. »
[p.179]

Je ne suis qu’un grand dadais lausanois un peu snob prenant chaque matin son Bücher-muesli dans son Yoplait et chaque soir son Temesta parce qu’il souffre trop de ne pas être ce qu’il aurait voulu être.
[p.187]

Il [Matzneff] parle de ses ennuis avec provocation et humour, à l’inverse d’André Laude, dont j’ai l’impression, chaque fois qu’il m’appelle, qu’il a une corde au cou et qu’il s’apprête à retirer la chaise. En dépit de mon amitié pour lui, je le fuyis, car il n’est plus capable de rire de lui. En outre, il attend encore quelque chose des autres, ce qui est aussi inconvenant que naïf.
[p.229]

Citation de Schopenhauer : « Le seul bonheur est de ne pas naître »
[p.234]
Poème de W. A. Auden :
« Quand tu vois une silhouette gracieuse, suis-la
Et si tu peux embrasse-la
Que ce soit une fille ou un garçon
Ne rougis pas, sois frais et audacieux
La vie est brève, jouis-en
Ce que ta chair touche peut disparître en un insatnt
Il n’y a pas de vie sexuelle dans la tombe. »
[p.234]

Plus je vieillis, moins je crois en l’amitié qui reste finalement un sentiment assez superficiel, sauf dans la jeunesse lorsqu’il est porté par une ferveur homosexuelle.
[p.269]

Je redoute la souffrance, certes, mais surtout je ne conçois pas de vie sans mon intégrité physique et psychique. Aurais-je également le courage d’avouer qu’en dépit de ce qu’elle m’offre, l’existence se présente de plus en plus, à mes yeux, sous les traits d’une vieille femme bouffie, vulgaire et gâteuse, avec laquelle je préfèrerais ne pas me commettre . Peut-être est-il également nécessaire à mon économie psychique que je puisse de temps en temps jouer avec l’idée du suicide, ce qui est une manière comme une autre après tout d’apprivoiser la mort. Reste que mon lien à l’existence me semble particulièrement ténu. Si dans quarante ans je suis encore en vie, je sombrerai, en me relisant, dans le ridicule
[p.345]

Le livre de Maurice Pinguet [sur le suicide au Japon] m’enchante : Page 280, il cite un romancier japonais ? Natsuma Sosseki, qui écrit en 1905 ceci : « La plupart des gens n’ont pas une grande intelligence et ils laissent les choses suivre leur cours naturel, puis le monde et ses difficultés finissent par les tuer. Mais les hommes de caractère ne se satisfont pas d’une mort à petit feu sous les méchancetés du monde. Ils méditent sur les modalités de leur mort et, après une longue délibération, ils ont une idée originale. Je peux donc assurer que, dans l’avenir, le tendance générale sera à l’augmentation des suicides, et que ceux qui se suicident quitteront ce monde d’une façon qui portera leur marque personnelle. (…) Dans dix mille ans, on pensera au suicide comme à la seule façon de mourir. »
[p.280]

Cette double certitude : qu’un jour il faudra me résoudre à mettre un point final à cette piteuse (de mon point de vue) aventure, et que je n’en aurai pas le courage.
[p. 354]

Un historien nietzschéen estime qu’il n’y a pas de vérité de l’homme et donc pas de leçons du passé. C’est à l’actualité d’inventer seule ses propres solutions ou plutôt ses problèmes ; lui n’a rien à en seigner.
[p.357]

La seule mesure qui s’impose : mettre à la retraite tous les Français de plus de cinquante-cinq ans en leur assurant pendant dix ans des ressources et une vie conforme à leurs désirs. Pendant dix ans seulement, car on se lasse de tout d’une part, et parce que d’autre part un gouvernement moderne, privilégiant la qualité aux dépens de la quantité, se ferait un devoir de leur épargner la décrépitude de l’âge en leur proposant, bien entendu, une mort douce, accompagnée de légères voluptés . Voilà ce qui serait tout à la fois moderne et humain.
[p.370]

Si vous ne faites pas votre propre publicité, personne ne la fera à votre place. Rester simple est le dernier conseil qu’il faille donner à un artiste. Que ce soit en montant sur les tréteaux ou en donnant l’impression de les fuir, il doit croire en lui-même, au surhomme en lui, sinon il est condamné. L’humanité est ainsi faite qu’elle préfèrera toujours un charlatan à un honnête homme. Elle veut être étonnée, éblouie , et en politique terrorisée.
[p.422]

Citation d’A. Einstein : « Ma religion consiste en une humble admiration envers l’Esprit supérieur et sans limites qui se révèle dans les plus minces détails que nous puissions concevoir avec nos esprits faibles et fragiles. »
[P.551]

« Rien n’est plus triste que l’absence de fortes convictions ou la négation de toutes racines », écrit Claude Julien, directeur du Monde Diplomatique à Alain de Benoist, animateur de la revue « Eléments » (nouvelle droite). Sur ces deux points au moins, l’homme de la gauche anti-américaine et celui de la nouvelle droite sont en accord. Où se situe-t-il alors, celui qui estime que les convictions sont des prisons et que n’aime que les identités flottantes ? Faire l’éloge du déracinement , du cosmopolitisme, du scepticisme, bref se complaire dans un impressionnisme chatoyant et morbide… voilà ce que ne nous pardonnent jamais les esprits sérieux, responsables, étrangers à l’esthétisme, au suicide et à la volupté . Sans doute est-ce là plutôt qu’entre la droite et la gauche que passe la ligne de démarcation…
[P.552]

Citation d’une réplique célèbre de Billy Wilder :
« - Est-ce que tout le monde est corrompu ?
- Je ne connais pas tout le monde. »
[p.566]

Saint François de Salles dit que l’esprit de Dieu fuit les esprits qui cherchent trop à se connaître. Il faut beaucoup de naïveté et de générosité pour l’accueillir. C’est dire si je suis constitutionnellement athée. Il m’arrive de le regretter . Dès lors qu’on s’est un peu penché sur soi-même et sur les autres on n’a plus qu’une envie : prendre la fuite. Finalement, je crois que Dieu ou le suicide, c’est un peu la même chose. Le suicide est la religion de ceux qui n’en ont pas. Choisir Dieu ou choisir le suicide, c’est un même acte de violence, un même refus du monde , un même dégoût de soi, un même sentiment de l’inanité de tout. Peut-être y-a-t-il, mais je n’en jurerais pas, un peu plus de grandeur dans le suicide, car la pensée atteint là un dépouillement absolu. En me tuant, c’est l’espoir que je tue. Avoir compris que tout est foutu et en tirer les conséquences au moins pour soi, voilà le seule philosophie qui me semble acceptable.
[p.568]

Citation d’un aphorisme de Adolphe, Marquis de Custine : « La tristesse est le malheur des gens qui ne manquent de rien. »
[p.572]

Plus on avance, plus les avenues sont désertes et plus le vent est glacial. Je veux croire que la Providence m’épargnera les dernières étapes de cette course absurde vers le Néant. Il est vrai, m’objectera-t-on, que rien n’est plus facile que de se substituer à la Providence et de s’offrir à soi-même – pour mes soixante ans ?- le cadeau le plus somptueux qui soit : une belle mort. Ce que je redoute cependant, c’est que plus j’avance en âge, plus je recule la limite. Encore un signe de lâcheté . Peut-être ne serai-je même plus digne de mon suicide. Pour avoir le courage de mourir, il faut avoir eu celui de vivre.
[p.582]

La perte d’un chien touche plus que celle d’un proche, aussi aimé soit-il, car dans nos rapports aux bêtes, contrairement à ceux que nous entretenons avec les humains, ne se manifeste nulle ambivalence. Face à nos semblables, il y a toujours une réserve légèrement haineuse. Face à un chien, jamais.
[p.606]
A seize ans, j’ai fui l’appartement de mes parents et depuis je n’ai cessé de prendre mes distances… On évoque souvent, en psychanalyse, l’angoisse d’abandon. J’ai connu, quant à moi, jusqu’à la nausée, l’angoisse d’intrusion. Père, gardez-nous de l’amour maternel…
[p.703]

Une psychanalyste m’assure que pour pouvoir mourir paisiblement, il faut être capable de symboliser sa survie, que ce soit dans son travail, dans la race humaine, ou à travers ses enfants… Eh bien soit, je ne mourrai pas paisiblement !
[p. 749]
Je ne réagis pas comme un homme, mais comme un enfant apeuré. Que peuvent nos lectures contre nos angoisses ? J’ai à ma disposition un dérisoire bagage de citations stoïciennes : elles aident à affronter les maux d’autrui, à éclairer le passé, à aborder le futur. Mais elles se brisent contre le malheur présent.
[750]

L’oubli ne serait-il pas un de ces bienfaits dont on nous dit qu’ils viennent déguisés en malheur ?
[p.779]