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dimanche 21 avril 2024
La fabrication de l’information
par Florence Aubenas
( 13 novembre 2003 )

Dans les rédactions, de stupéfiantes commandes d’articles sont parfois demandées : "Il faudrait un professeur en colère contre la réforme scolaire." Ou bien "une victime des inondations qui estime n’être pas assez remboursée par les assurances." Il est devenu rare de pouvoir partir au fil de l’eau, au gré d’une situation sans tenter de calculer, même hors de toute malice, où elle va conduire. Le journaliste "découvre" rarement. Dans le meilleur des cas, il trouve, et dans le pire, il trouve ce qu’il cherche. Il y a un nom pour cela : l’idéologie. "L’idéologie, c’est quand les réponses précèdent les questions", écrivait le philosophe Louis Althusser. [p 18]

Il existe une sorte d’échelle de Richter tacite à laquelle se réfèrent les journalistes, qui définit ce qui est sujet à étonnement et ce qui ne l’est pas. D’un même mouvement, ils informent/forment l’opinion de ce qui doit la troubler. [p 34]

La presse parle de ce dont le public parle, et le public parle de ce dont la presse parle. [p 39]

"Tout ce qui apparaît est bon, et tout ce qui est bon apparaît", disait Guy Debord. [...] Si une dictature abat ses opposants en secret, le plus haut degré de l’horreur est atteint. En revanche si une grande démocratie comme les Etats-Unis fait livrer des pizzas à ses condamnés à mort puis diffuse des images de leur exécution, au nom de la transparence, nous restons dans le registre du supportable. [p70]

L’homme communicationnel se sent investi d’une lucidité à toute épreuve, de même que tout patient dépressif se présente comme omniscient. L’un comme l’autre ont la sensation d’être incroyablement informés des tenants et des aboutissants de la vie. Le dépressif [...] connaît toutes les ruses, tous les arguments qu’on pourrait avancer pour ébranler ses certitudes. En lui, le cône d’ombre du doute a disparu. Plus rien ne peut le surprendre, il ne sent plus aucune curiosité. Il sort de la dépression au moment où, en ouvrant la bouche, sans faire attention, il avale une incertitude. En acceptant l’existence du doute, de cet ailleurs qui ne lui est pas immédiatement connu ou connaissable, ce désir réapparaît. L’homme communicant est un jumeau du dépressif. A quoi bon bouger puisque les ailleurs ne sont pas réellement ailleurs ! A quoi bon faire quelque chose puisque rien ne peut changer ? Il finit lui aussi par se figer dans l’immobilité absolue. [p 84]