2025 éléments
dernière mise à jour:
lundi 1er avril 2024
La force de l’âge
par Simone de Beauvoir
( 7 mai 2019 )

Les magasins regorgeaient d’objets défendus ; les endroits de luxe nous étaient fermés. A ces interdits, nous opposions l’indifférence et même le dédain. Nous n’étions pas des ascètes, loin de là ; mais aujourd’hui, comme autrefois — et Sartre me ressemblait — seules les choses qui m’étaient accessibles, et celles surtout que je touchais, pesaient leur poids de réalité ; je me donnais si entièrement à mes désirs, à mes plaisirs, qu’il ne me restait rien de moi à gaspiller en vaines envies. Pourquoi aurions-nous regretté de ne pas rouler en auto alors que le long du canal Saint-Martin ou sur les quais de Bercy nous faisions à pied tant de découvertes ? Quand nous mangions dans ma chambre du pain et du foie gras Marie, quand nous dînions à la brasserie Demory dont Sartre aimait la lourde odeur de bière et de choucroute, nous ne nous sentions privés de rien. Le soir, au Falstaff, au Collège Inn, nous buvions avec éclectisme des bronx, des side-cars, des baccardis, des alexandras, des martinis ; j’avais un faible pour les cocktails à l’hydromel des Vikings, pour les cocktails à l’abricot qui étaient la spécialité du Bec de Gaz, rue Montparnasse : qu’est-ce que le bar du Ritz aurait pu nous offrir de plus ? Nous avions nos fêtes. Un soir, aux Vikings, je mangeai une poule aux airelles tandis que dans une tribune un orchestre jouait l’air à la mode : Pagan Love Songe. Je savais que ce festin ne m’aurait pas éblouie s’il n’eût été exceptionnel. La modestie même de nos ressources servait mon bonheur.

Un seul motif eût pesé assez lourd pour nous convaincre de nous infliger ces liens qu’on dit légitimes : le désir d’avoir des enfants ; nous ne l’éprouvions pas. Là-dessus on m’a si souvent prise à partie, on m’a posé tant de questions que je veux m’expliquer. Je n’avais, je n’ai, aucune prévention contre la maternité ; les poupons ne m’avaient jamais intéressée, mais, un peu plus âgés, les enfants me charmaient, souvent ; je m’étais proposé d’en avoir à moi au temps où je songeais à épouser mon cousin Jacques. Si à présent je me détournais de ce projet, c’est d’abord parce que mon bonheur était trop compact pour qu’aucune nouveauté pût m’allécher. Un enfant n’eût pas resserré les liens qui nous unissaient Sartre et moi ; je ne souhaitais pas que l’existence de Sartre se reflétât et se prolongeât dans celle d’un autre : il se suffisait, il me suffisait. Et je me suffisais : je ne rêvais pas du tout de me retrouver dans une chair issue de moi. D’ailleurs, je me sentais si peu d’affinités avec mes parents que d’avance les fils, les filles que je pourrais avoir m’apparaissaient comme des étrangers ; j’escomptais de leur part ou de l’indifférence, ou de l’hostilité tant j’avais eu d’aversion pour la vie de famille. Aucun fantasme affectif ne m’incitait donc à la maternité. Et, d’autre part, elle ne me paraissait pas compatible avec la voie dans laquelle je m’engageais : je savais que pour devenir un écrivain j’avais besoin de beaucoup de temps et d’une grande liberté. Je ne détestais pas jouer la difficulté ; mais il ne s’agissait pas d’un jeu : la valeur, le sens même de ma vie se trouvaient en question. Pour risquer de les compromettre, il aurait fallu qu’un enfant représentât à mes yeux un accomplissement aussi essentiel qu’une œuvre : ce n’était pas le cas. J’ai raconté combien, vers nos quinze ans, Zaza m’avait scandalisée en affirmant qu’il valait autant avoir des enfants que d’écrire des livres : je continuais à ne pas voir de commune mesure entre ces deux destins. Par la littérature, pensais-je, on justifie le monde en le créant à neuf, dans la pureté de l’imaginaire, et, du même coup, on sauve sa propre existence ; enfanter, c’est accroître vainement le nombre des êtres qui sont sur terre, sans justification.

A la fois sauvage et d’accès facile, la nature, autour de Marseille, offre au plus modeste marcheur des secrets étincelants. L’excursion était le sport favori des Marseillais ; ses adeptes formaient des clubs, ils éditaient un bulletin qui décrivait en détail d’ingénieux itinéraires, ils entretenaient avec soin les flèches aux couleurs vives qui jalonnaient les promenades. Un grand nombre de mes collègues s’en allaient le dimanche, en bande, escalader le massif de Marseilleveyre ou les crêtes de la Sainte-Baume. Ma singularité, c’est que je ne m’agglomérai à aucun groupe et que d’un passe-temps je fis le plus exigeant des devoirs. Du 2 octobre au 14 juillet, pas une fois je ne m’interrogeai sur l’emploi d’un jeudi, d’un dimanche ; il m’était enjoint de partir à l’aube, hiver comme été, pour ne rentrer qu’à la nuit. Je ne m’attardais pas aux préliminaires ; jamais je ne me procurai le classique attirail : sac à dos, souliers ferrés, jupe et cape de Loden ; j’enfilais une vieille robe, des espadrilles, et j’emportais dans un cabas quelques bananes et des brioches : plus d’une fois, me croisant sur une cime, mes collègues sourirent avec dédain. En revanche, avec le secours du Guide Bleu, du Bulletin et de la Carte Michelin, je dressais des plans minutieux. Au début, je me limitais à cinq ou six heures de marche ; puis je combinai des promenades de neuf à dix heures ; il m’arriva d’abattre plus de quarante kilomètres. Je ratissai systématiquement la région. Je montai sur tous les sommets : le Gardaban, le mont Aurélien, Sainte-Victoire, le Pilon du Roi ; je descendis dans toutes les calanques, j’explorai les vallées, les gorges, les défilés. Parmi les pierres aveuglantes où ne s’indiquait pas le moindre sentier j’allais, épiant les flèches — bleues, vertes, rouges, jaunes — qui me conduisaient je ne savais où ; parfois, je les perdais, je les cherchais, tournant en rond, battant les buissons aux arômes aigus, m’écorchant à des plantes encore neuves pour moi : les cistes résineux, les genévriers, les chênes verts, les asphodèles jaune et blanc. Je suivis au bord de la mer tous les chemins douaniers ; au pied des falaises, le long des côtes tourmentées, la Méditerranée n’avait pas cette langueur sucrée qui, ailleurs, m’écœura souvent ; dans la gloire des matins, elle battait avec violence les promontoires d’un blanc éblouissant, et j’avais l’impression que si j’y plongeais la main elle me trancherait les doigts.

Il n’y avait selon nous qu’une manière de supprimer l’aliénation : c’était d’abattre la classe dirigeante. Je supportais encore plus mal qu’à vingt ans ses mensonges, sa bêtise, sa bigoterie, ses fausses vertus. Un soir, à Rouen, j’allai à un concert ; quand je vis autour de moi l’assistance cossue qui s’apprêtait à déguster sa ration de beauté, une détresse me prit. Qu’ils étaient nombreux, qu’ils étaient forts ! En viendrait-on jamais à bout ? Combien de temps encore leur permettrait-on de croire qu’ils incarnaient les plus hautes valeurs humaines, et les laisserait-on modeler leurs enfants à leur image ? Certaines de mes élèves m’étaient sympathiques, et à la sortie du lycée mon cœur se serrait quand je pensais qu’elles allaient rentrer dans un intérieur aussi fermé.

Nous considérions l’artisanat comme une des formes exemplaires de l’activité humaine, aussi nous donnâmes-nous sans réticence à ce pittoresque. Je fus déconcertée par la longue immobilité des marchands debout près de leurs éventaires. « A quoi pensent-ils ? demandais-je. — A rien, me dit Sartre ; quand on n’a rien sur quoi penser, on ne pense rien. » Ils avaient installé le vide en eux ; au mieux, ils rêvaient : cela me gênait un peu, cette patience végétale. Mais j’aimais regarder les mains rapides coudre des babouches ou nouer les fils d’un tapis.

Je me suis longtemps entêtée cependant dans ce « refus de l’humain » dont s’inspirait aussi mon esthétique. J’aimais les paysages d’où ces hommes semblaient absents, et les déguisements qui me cachaient leur présence : le pittoresque, la couleur locale. A Rouen, l’endroit que je préférais, c’était la rue Eau-de-Robec : les maisons difformes, branlantes, baignant dans des eaux crasseuses semblaient presque destinées à une espèce étrangère. J’étais attirée par les gens qui, d’une manière ou d’une autre, reniaient leur humanité : les fous, les putains, les clochards.

Je tombai en arrêt devant un tableau dont j’avais vu, enfant, une reproduction sur la couverture du Petit Français illustré et qui m’avait fait grande impression : Les Énervés de Jumièges. J’avais été troublée par le paradoxe du mot énervé, pris d’ailleurs dans un sens impropre puisqu’on avait en fait tranché les tendons des deux moribonds. Ils gisaient côte à côte sur une barque, plate, leur inertie imitait la béatitude alors que, torturés par la soif et la faim, ils glissaient au fil de l’eau vers une fin affreuse. Peu m’importait que la peinture fût détestable ; je suis restée longtemps sensible à la calme horreur qu’elle évoquait.

Par un retour des choses dont nous savourâmes l’ironie, un des plus zélés défenseurs de la société, le procureur Henriot, si connu pour sa sévérité qu’on l’appelait « le procureur maximum », vit son fils s’asseoir au banc des assassins. Dégénéré, épileptique, se plaisant à martyriser les animaux, Michel Henriot avait été marié par ses parents à une fille de cultivateurs, infirme et simple d’esprit, mais solidement dotée. Pendant une année, dans leur maison isolée de Loch Guidel au bord de l’Océan, il la roua de coups ; il élevait des renards argentés et ne se séparait jamais de son fusil, même dans son sommeil. « Il me tuera », écrivait la jeune femme à sa sœur ; elle lui racontait son martyre dans des lettres dont personne ne s’émut. Une nuit, il l’abattit de six coups de carabine. Ce n’était pas ce crime de gâteux qui nous paraissait monstrueux, mais la connivence des deux familles qui, pour des raisons d’intérêt et pour se débarrasser d’eux, avaient mis une idiote à la merci d’une brute. Cousin du fasciste Philippe Henriot, Michel fut envoyé au bagne pour vingt ans.

Olga m’atteignit au seul point vulnérable de mon cœur : par le besoin qu’elle avait de moi. Quelques années plus tôt, il m’aurait importunée ; je n’avais d’abord songé qu’à m’enrichir ; à présent, il me semblait avoir les mains pleines, et par l’ardeur avec laquelle elle accueillit mes premiers cadeaux, Olga me découvrit le plaisir de donner ; j’avais connu l’ivresse de recevoir et les bonheurs de la réciprocité ; mais je ne savais pas comme il est émouvant de se sentir utile, bouleversant de se croire nécessaire. Les sourires que parfois je faisais naître sur son visage éveillaient en moi une joie dont je n’aurais pas supporté sans regret d’être privée.

Trois jeunes Français barbus, soucieux de ne pas « se faire avoir », discutaient le prix du passage avec une arrogance qui couvrait mal leur avarice : en visite dans un pays pauvre, ils se seraient crus exploités en n’exploitant pas.