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dimanche 21 avril 2024
Là-bas
par Joris-Karl Huysmans
( 7 mai 2019 )

L’argent s’attire lui-même, cherche à s’agglomérer aux mêmes endroits, va de préférence aux scélérats et aux médiocres ; puis, lorsque par une inscrutable exception, il s’entasse chez un riche dont l’âme n’est ni meurtrière, ni abjecte, alors il demeure stérile, incapable de se résoudre en un bien intelligent, inapte même entre des mains charitables à atteindre un but qui soit élevé. On dirait qu’il se venge ainsi de sa fausse destination, qu’il se paralyse volontairement, quand il n’appartient ni aux derniers des aigrefins, ni aux plus repoussants des mufles. Il est plus singulier encore quand, par extraordinaire, il s’égare dans la maison d’un pauvre ; alors il le salit immédiatement s’il est propre ; il rend lubrique l’indigent le plus chaste, agit du même coup sur le corps et sur l’âme, suggère ensuite à son possesseur un bas égoïsme, un ignoble orgueil, lui insinue de dépenser son argent pour lui seul, fait du plus humble un laquais insolent, du plus généreux, un ladre. Il change, en une seconde, toutes les habitudes, bouleverse toutes les idées, métamorphose les passions les plus têtues, en un clin d’oeil. Il est l’aliment le plus nutritif des importants péchés et il en est, en quelque sorte aussi, le vigilant comptable. S’il permet à un détenteur de s’oublier, de faire l’aumône, d’obliger un pauvre, aussitôt il suscite la haine du bienfait à ce pauvre ; il remplace l’avarice par l’ingratitude, rétablit l’équilibre, si bien que le compte se balance, qu’il n’y a pas un péché de commis en moins. Mais où il devient vraiment monstrueux, c’est lorsque, cachant l’éclat de son nom sous le voile noir d’un mot, il s’intitule le capital. Alors son action ne se limite plus à des incitations individuelles, à des conseils de vols et de meurtres, mais elle s’étend à l’humanité tout entière. D’un mot le capital décide les monopoles, édifie les banques, accapare les substances, dispose de la vie, peut, s’il le veut, faire mourir de faim des milliers d’êtres ! Lui, pendant ce temps, se nourrit, s’engraisse, s’enfante tout seul, dans une caisse ; et les deux mondes à genoux l’adorent, meurent de désirs devant lui, comme devant un Dieu. Eh bien ! Ou l’argent qui est ainsi maître des âmes, est diabolique, ou il est impossible à expliquer.

il jugeait, par expérience, que les littérateurs se divisaient, à l’heure actuelle, en deux groupes, le premier composé de cupides bourgeois, le second d’abominables mufles. Les uns, en effet, étaient les gens choyés du public, tarés par conséquent, mais arrivés ; affamés de considération ils singeaient le haut négoce, se délectaient aux dîners de gala, donnaient des soirées en habit noir, ne parlaient que de droits d’auteurs et d’éditions, s’entretenaient de pièces de théâtre, faisaient sonner l’argent. Les autres clapotaient en troupe dans les bas-fonds. C’était la racaille des estaminets, le résidu des brasseries. Tout en s’exécrant, ils se criaient leurs oeuvres, publiaient leur génie, s’extravasaient sur les banquettes et, gorgés de bière, rendaient du fiel. Aucun milieu autre n’existait. Il devenait singulièrement rare, le coin intime où l’on pouvait, à quelques artistes, causer à l’aise, sans promiscuités de cabarets et de salons, sans arrière-pensée de traîtrises et de dols, où l’on pouvait ne s’occuper que d’art, à l’abri des femmes ! Dans ce monde des lettres, en somme, aucune aristocratie d’âme ; aucune vue qui fût effarante, aucune pente d’esprit qui fût et rapide et secrète. C’était la conversation habituelle de la rue du Sentier ou de la rue Cujas. Sachant, par expérience aussi, qu’aucune amitié n’est possible avec des cormorans, toujours à l’affût d’une proie à dépecer, il avait rompu des relations qui l’eussent obligé à devenir ou fripouille ou dupe.

Durtal essuya avec un linge mouillé ces empreintes, défit les plis en tuyaux d’orgue des tapis, tira ses rideaux, polit avec un torchon les bibelots qu’il mit en ordre ; partout il constatait de la cendre écrasée de cigarette, de la poudre de tabac, des copeaux de crayons taillés, des plumes privées de becs et mangées de rouille. Il découvrait également des cocons de poils de chat, des brouillons déchirés, des morceaux de papier épars, lancés à coups de balai, dans tous les coins. Il en venait à se demander comment il avait pu si longtemps tolérer des meubles obscurcis et glacés par les crasses-et à mesure qu’il époussetait, son indignation s’augmentait contre Rateau. — et ça ! Fit-il, apercevant ses bougies devenues jaunes ainsi que des chandelles. Il les changea. — là, voyons, c’est mieux. — il organisa le désarroi convaincu de son bureau, espaça des cahiers de notes, des livres traversés par des coupe-papiers, posa un vieil in-folio ouvert sur une chaise. — le symbole du travail ! Se dit-il, en riant. — puis il passa dans sa chambre à coucher, rafraîchit avec une éponge humide le marbre de la commode, lissa le couvre-pied du lit, remit droits les cadres de ses photographies et de ses gravures et il pénétra dans le cabinet de toilette. Là, il s’arrêta, découragé. C’était, sur une étagère de bambou, au-dessus de la tablette du lavabo, un tohu-bohu de fioles. Il empoigna résolument les flacons de parfums, débarbouilla les goulots et les bouchons à l’émeri, frotta les étiquettes avec de la gomme élastique et de la mie de pain, puis il savonna la cuvette, trempa les peignes et les brosses dans de l’eau saturée d’ammoniaque, fit manoeuvrer son vaporisateur et injecta la pièce de poudre de lilas de Perse, lava les toiles cirées du parquet et du mur, étrilla le petit cheval, essuya le dossier et les barreaux de la chaise basse. Pris d’une fringale de propreté, il raclait, émondait, récurait, imbibait, séchait à tour de bras. Il n’en voulait plus au concierge maintenant ; il trouvait même qu’il ne lui avait plus laissé assez d’objets à fourbir, à rendre neufs.

"Et toi, toi, qu’en ma qualité de prêtre, je force, que tu le veuilles ou non, à descendre dans cette hostie, à t’incarner dans ce pain, Jésus, artisan des supercheries, larron d’hommages, voleur d’affection, écoute ! Depuis le jour où tu sortis des entrailles ambassadrices d’une vierge, tu as failli à tes engagements, menti à tes promesses ; des siècles ont sangloté, en t’attendant, Dieu fuyard, Dieu muet ! Tu devais rédimer les hommes et tu n’as rien racheté ; tu devais apparaître dans ta gloire et tu t’endors ! Va, mens, dis au misérable qui t’appelle : " espère, patiente, souffre, l’hôpital des " âmes te recevra, les anges t’assisteront, le ciel " s’ouvre " . — imposteur ! Tu sais bien que les anges, dégoûtés de ton inertie, s’éloignent ! — tu devais être le truchement de nos plaintes, le chambellan de nos pleurs, tu devais les introduire près du père et tu ne l’as point fait, parce que sans doute cette intercession dérangeait ton sommeil d’éternité béate et repue ! " tu as oublié cette pauvreté que tu prêchais. Vassal énamouré des banques ! Tu as vu sous le pressoir de l’agio broyer les faibles, tu as entendu les râles des timides perclus par les famines, des femmes éventrées pour un peu de pain et tu as fait répondre par la chancellerie de tes simoniaques, par tes représentants de commerce, par tes papes, des excuses dilatoires, des promesses évasives, basochien de sacristie, Dieu d’affaires ! " monstre, dont l’inconcevable férocité engendra la vie et l’infligea à des innocents que tu oses condamner, au nom d’on ne sait quel péché originel, que tu oses punir, en vertu d’on ne sait quelles clauses, nous voudrions pourtant bien te faire avouer enfin tes impudents mensonges, tes inexpiables crimes ! Nous voudrions taper sur tes clous, appuyer sur tes épines, t’amener le sang douloureux au bord de tes plaies sèches ! " et cela, nous le pouvons et nous allons le faire, en violant la quiétude de ton corps, profanateur des amples vices, abstracteur des puretés stupides, Nazaréen maudit, roi fainéant, Dieu lâche ! " — amen, crièrent les voix cristallines des enfants de choeur. Durtal écoutait ce torrent de blasphèmes et d’insultes ; l’immondice de ce prêtre le stupéfiait ; un silence succéda à ces hurlements ; la chapelle fumait dans la brume des encensoirs. Les femmes jusqu’alors taciturnes s’agitèrent, alors que, remonté à l’autel, le chanoine se tourna vers elles et les bénit, de la main gauche, d’un grand geste. Et soudain les enfants de choeur agitèrent des sonnettes. Ce fut comme un signal ; des femmes tombées sur les tapis se roulèrent. L’une sembla mue par un ressort, se jeta sur le ventre et rama l’air avec ses pieds ; une autre subitement atteinte d’un strabisme hideux, gloussa, puis, devenue aphone, resta, la mâchoire ouverte, la langue retroussée, la pointe dans le palais, an haut ; une autre, bouffie, livide, les pupilles dilatées, se renversa la tête sur les épaules puis la redressa d’un jet brusque, et se laboura en râclant la gorge avec ses ongles ; une autre encore, étendue sur les reins, défit ses jupes, sortit une panse nue, météorisée, énorme, puis se tordit en d’affreuses grimaces, tira, sans pouvoir la rentrer, une langue blanche déchirée sur les bords, d’une bouche en sang, hersée de dents rouges. Du coup, Durtal se leva pour mieux voir, et distinctement, il entendit et il aperçut le chanoine Docre. Il contemplait le Christ qui surmontait le tabernacle, et, les bras écartés, il vomissait d’effrayants outrages, gueulait, à bout de force, des injures de cocher ivre. Un des enfants de choeur s’agenouilla devant lui, en tournant le dos à l’autel. Un frisson parcourut l’échine du prêtre. D’un ton solennel, mais d’une voix clignotante, il dit : " hoc est enim corpus meum " , puis, au lieu de s’agenouiller, après la consécration, devant le précieux corps, il fit face aux assistants et il apparut, tuméfié, hagard, ruisselant de sueur. Il titubait entre les deux enfants de choeur qui, relevant la chasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent, tandis que l’hostie, qu’il ramenait devant lui, sautait, atteinte et souillée, sur les marches. Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua la salle. L’aura de la grande hystérie suivit le sacrilège et courba les femmes ; pendant que les enfants de choeur encensaient la nudité du pontife, des femmes se ruèrent sur le pain eucharistique et, à plat ventre, au pied de l’autel, le griffèrent, arrachèrent des parcelles humides, burent et mangèrent cette divine ordure