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jeudi 18 avril 2024
Le dernier stade de la soif
par Frederick Exley
( 20 août 2018 )

Pendant longtemps j’avais été incapable de porter un jugement équitable su ma ville natale. Le peu d ’amis que j’avais eus étaient désormais mariés et pères de famille. Enfermés à double tour derrière leurs pelouses parfaitement entretenues et leurs maison s en bois blanc, avec leurs jolis enfants et leurs femmes frigides et angoissées, ils manœuvraient pour entrer au Black River Valley Club _ l’institution la plus vénérable de la ville -, sans e demander à quoi ils allaient bien pouvoir se consacrer une fois ce rêve réalisé. Une gêne réciproque caractérisait de puis longtemps ma relation avec eux : ils aveint honte de moi parce que je buvais trop, n’étais pas sérieux, ni dans mon travail ni dans le remboursement de mes dettes, et j’avais été à plusieurs reprises « interné » ; et moi , j’avais honte de leur honte. Pas une fois nous ne nous croisions dans la rue sans qu’ils me demandent avec condescendance , leurs yeux fuyant les miens, des nouvelles de ma santé. La jubilation -sûrement le fruit de mon imagination – qu’ils affichaient lors de ces rencontres avait le don de m’angoisser, comme s’ils voulaient me signifier qu’en manifestant ma folie et en me faisant interner à plusieurs reprises, je témoignais d’un simple refus infantile et hystérique de reconnaître la validité de leur mode de vie, et qu’en empruntant un autre chemin, j’avais voulu faire preuve d’un courage et d’une supériorité qui en réalité me faisaient défaut. [P. 26]

Le monde passionnant des feuilletons me captivait totalement. Je ne me souviens pas de leurs noms, pas plus que de leurs intrigues, si ce n’est que l’action se déroulait avec une angoissante lenteur subaquatique. L’image qu’ils donnaient de l’Amérique était plus juste que ne pouvaient l’imaginer leurs scénaristes goguenards ou leurs acteurs empotés (ces derniers incarnaient gauchement leurs rôles, comme pour nous signifier qu’ils ne faisaient cela qu’entre deux pièces de théâtre).
Le monde du feuilleton est celui de la femme américaine émancipée, cette créature dont l’oisiveté a pour seul but de semer la discorde. Toutes ces femmes aveint des pattes d’oie au niveau des yeux, une bouche pulpeuse qui formait fréquemment et avec facilité des moues enfantines, et une sexualité glaciale et désincarnée qui, au final, leur conférait un air de souffrance méchant et désagréable, composé à parts égales de syndrome menstruel constant, de constipation chronique et de frustration sexuelle aigue. Sans me souvenir des intrigues, je me rappelle d’une scène récurrente dans laquelle , telles les sorcières de Macbeth autour du chaudron, ces femmes se rassemblaient dans de jolies cuisines luisantes dotées de rideaux en mousseline et de fours en brique beige ; là, assises autour de tables d’une blancheur de porcelaine recouvertes d’exquises petites tasses à café et de fleurs artificielles, elles prévoyaient , complotaient et critiquaient tous les personnages fantomatiques et inexistants qui entraient et sortaient de la cuisine . Le scénariste, dans son cynisme, et pour deux milles dollars la semaine, les laissait ainsi manigancer, leur fourguant des répliques idiotes qu’il trouvait pertinentes. Si Larry, le beau-fils de Kitt, était ingrat et rebelle au point de préférer vendre des hot-dogs dans la rue plutôt que de suivre des études d’ingénierie à Yale, on trouvait un moyen de l’en dissuader. Si Peter, le mari de Pamela, s’était remis à boire (et comme les femmes se délectaient à prononcer des mots tels que boire, les faisant rouler sur leurs palais comme une tarte chaude), elles en concluaient que , loin de crouler sous trop de responsabilités, Peter n’en avait pas assez, et que « Pammy devrait avoir des enfants ». Malheur à ce coureur de jupons de Judson, qui fricotait avec la nouvelle secrétaire venue d’une autre ville (comme chez les Sudistes, dans l e monde des feuilletons, les mauvaises influences proviennent toujours de l’extérieur) ; quelques jours plus tard il allait assurément connaitre une mort atroce dans l’holocauste de la carcasse de sa Jaguar accidentée.
Me questionnant constamment sur la justesse de ce portrait de l’Amérique, je voyais ces sorcières comme vivant sans autre envie que celle d’emprisonner leurs proches dans la banalité illettrée de leur quotidien, où passion et singularité étaient formellement interdites. Si ces femmes semblaient dépeintes avec une justesse alarmante, du fait de leur inexistence, les hommes étaient encore plus justement croqués, rappelant les eunuques de Madison Avenue. Tous portaient des chemises amidonnées et semblaient très bien gagner leur vie ; ils se soumettaient sans exception au jugement de ces femmes et ne semblaient pas s’offusquer de la pire réflexion ; ils étaient dotés d’une douceur à la Gregory Peck qui s’exprimait notamment dans leur refus catégorique d’élever la voix. Comme la plupart des hommes, ils avaient compris que maîtriser sa voix est un signe d’éducation. Une admirable réussite confinant au miracle , qui sous-entendait que même si la Tour de Pise allait au bout de sa trajectoire bancale et tombait, même si le Taj Mahal s’effondrait dans la fange d’Agra, même si nos asile débordaient et si la population d’Inde explosait au point de pousser ses citoyens dans les eaux sacrées du Gange, dans l’intérêt de la bienséance, il ne fallait surtout pas élever la voix. [P. 252]

Dans le triste univers de ces bars semblait régner une règle tanite mais inviolable qui interdisait aux clients de regarder quoi que ce soit qui pût susciter l’admiration – c’est-à-dire tout ce qui était vivant. Drogués à la télévision et riant comme des robots lorsqu’on leur intimait de le faire, ils passaient des heures à attendre leur service, rêvaient de devenir de riches satyres, tripotaient les pièces de monnaie que le gouvernement leur allouait,, et mâchonnaient leurs cigares. [P. 328]