2016 éléments
dernière mise à jour:
jeudi 7 mars 2024
Les mots
par Jean-Paul Sartre
( 16 août 2018 )

(...) il me regardait courir et sauter, il cherchait une sagesse dans mes propos confus, il l’y trouvait. J’ai ri plus tard de cette folie ; je le regrette : c’était le travail de la mort. Charles combattait l’angoisse par l’extase. Il admirait en moi l’œuvre admirable de la terre pour se persuader que tout est bon, même notre fin miteuse. Cette nature qui se préparait à le reprendre, il allait la chercher sur les cimes, dans les vagues, au milieu des étoiles, à la source de ma jeune vie, pour pouvoir l’embrasser tout entière et tout en accepter, jusqu’à la fosse qui s’y creusait pour lui. Ce n’était pas la Vérité, c’était sa mort qui lui parlait par ma bouche.

Je traite les inférieurs en égaux : c’est un pieux mensonge que je leur fais pour les rendre heureux et dont il convient qu’ils soient dupes jusqu’à un certain point. A ma bonne, au facteur, à ma chienne, je parle d’une voix patiente et tempérée. Dans ce monde en ordre il y a des pauvres. Il y a aussi des moutons à cinq pattes, des sœurs siamoises, des accidents de chemin de fer : ces anomalies ne sont la faute de personne. Les bons pauvres ne savent pas que leur office est d’exercer notre générosité ; ce sont des pauvres honteux, ils rasent les murs ; je m’élance, je leur glisse dans la main une pièce de deux sous et, surtout, je leur fais cadeau d’un beau sourire égalitaire. Je trouve qu’ils ont l’air bête et je n’aime pas les toucher mais je m’y force : c’est une épreuve ; et puis il faut qu’ils m’aiment : cet amour embellira leur vie. Je sais qu’ils manquent du nécessaire et il me plaît d’être leur superflu.

On me laissa vagabonder dans la bibliothèque et je donnai l’assaut à la sagesse humaine. C’est ce qui m’a fait. Plus tard, j’ai cent fois entendu les antisémites reprocher aux juifs d’ignorer les leçons et les silences de la nature ; je répondais : « En ce cas, je suis plus juif qu’eux. » Les souvenirs touffus et la douce déraison des enfances paysannes, en vain les chercherais-je en moi. Je n’ai jamais gratté la terre ni quêté des nids, je n’ai pas herborisé ni lancé des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne ; la bibliothèque, c’était le monde pris dans un miroir ; elle en avait l’épaisseur infinie, la variété, l’imprévisibilité.

je tiens mes engagements comme un autre ; constant dans mes affections et dans ma conduite je suis infidèle à mes émotions : des monuments, des tableaux, des paysages, il fut un temps où le dernier vu était toujours le plus beau ; je mécontentais mes amis en évoquant dans le cynisme ou simplement dans la légèreté – pour me convaincre que j’en étais détaché – un souvenir commun qui pouvait leur rester précieux.

aujourd’hui encore, désenchanté, je ne peux penser sans crainte au refroidissement du soleil : que mes congénères m’oublient au lendemain de mon enterrement, peu m’importe ; tant qu’ils vivront je les hanterai, insaisissable, innommé, présent en chacun comme sont en moi les milliards de trépassés que j’ignore et que je préserve de l’anéantissement ; mais que l’humanité vienne à disparaître, elle tuera ses morts pour de bon.