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jeudi 7 mars 2024
"Seule la terre" et "Dream Boat"
( 3 août 2018 )

Vu successivement deux films de sensibilité queer sortis en 2017 : « Seule la terre », film anglais de Francis Lee, et « Dream boat », documentaire allemand (coproduction ZDF/Arte) de Tristan Ferland Milewski. Le contraste entre les deux est immense et les univers qu’ils décrivent sont aux antipodes, mais finalement, et de manière très inattendue, leurs propos peuvent paraître se rejoindre dans une réflexion sur la nature de l’homosexualité.

« Seule la Terre » (« God’s own contry ») est d’abord un hymne très réussi au magnifique paysage du Yorkshire dont la solitude glacée installe le continuum lyrique de l’histoire. Mais c’est aussi, de manière plus clandestine, une célébration quasi mystique de la nature vue comme matrice universelle. Le titre français évoque clairement la référence à l’idéologie néo-rurale de Pétain (la terre qui ne ment pas) et la présence de Dieu dans le titre original confirme cette impression. Pour autant, la nature est évoquée avec exactitude et sans complaisance, et l’accent mis sans cesse sur la cruauté et la souffrance qui en seraient le cœur même. En témoignent de nombreuses scènes tournées avec des animaux (le coup de grâce au veau mort-né, l’agnelage, la découpe de l’agneau mort-né, la capture du lapin…) Peu fréquentes au le cinéma, y-compris dans les documentaires animaliers (qui s’intéressent peu aux animaux d’élevage), ces séquences semblent destinées à provoquer le malaise du spectateur urbain, en lui montrant qu’à la campagne la rudesse des conditions de vie fait partager aux hommes et aux animaux le même combat permanent pour la survie.

Ce combat cruel et silencieux est aussi celui du héros Johnny au sein de sa famille accablée par le destin : le père hémiplégique devenu improductif, et la grand’mère qui désespère de la survie de la ferme. Le tragique de leur situation est d’autant plus sensible qu’il n’est jamais exprimé , car nous sommes à la campagne, où tout le monde se tait, souffre et se déchire en silence, hommes comme bêtes. Quand le film commence, Johnny est au bord de l’abîme , esclave d’un mode de vie et d’une famille dont il ne voit aucun moyen de s’évader, si ce n’est dans la saoulerie quotidienne et le sexe avec des hommes, en mode bestial et toujours mutique .

A ce stade, le parallèle avec « Brokeback Mountain » , qu’on a reproché à beaucoup de critiques , est parfaitement justifié : Le désir homosexuel, au centre des deux films, surgit au sein d’une nature âpre et violente, non comme un élément de rupture, mais comme un comportement anodin. Les deux œuvres sont imprégnées de la même conviction naturaliste, même si l’histoire qu’elles développent et surtout l’issue qu’elles lui donnent divergent rapidement.

L’irruption du langage en la personne du second héros, Gheorghe, est une grande réussite du scénario. Car si Gheorghe partage tout de l’univers rural de Johnny, y-compris son savoir et sa rudesse, son statut d’exilé de Roumanie et sa mère prof d’anglais l’ont au surplus doté de la parole. C’est ce qui lui permet de maîtriser son destin, quand Johnny le subit. Et comme il sait faciliter la mise bas des brebis, il apprend aussi à accoucher la passion amoureuse de Johnny et à le délivrer de ses préjugés et de son mutisme. C’est pour ce dernier l’irruption soudaine de la lumière dans l’ univers sombre et hostile.
La dernière partie du film est moins convaincante, car le désir bien légitime de trouver une fin heureuse conduit le scénario a des invraisemblances : Le père et la grand’mère qui martyrisaient Johnny jusqu’à quasiment le détruire sont soudain touchés par la grâce. Plus qu’une par facilité d’écriture, on peut y voir une célébration de la famille, qui comme la terre et la nature, a toujours raison. C’est tout le paradoxe de ce film de célébrer à la fois la une magnifique histoire de libération tout en restant prisonnier d’une vision du monde rural profondément conservatrice.

Avec « Dream Boat », on accède à un univers à l’évidence très différent, puisque ce documentaire relate une croisière en méditerranée où embarquent chaque année trois mille gays pour une semaine de fête. On suit plus particulièrement l’itinéraire et les impressions de cinq d’entre eux.

Le point commun avec « Seule la terre » est qu’il s’agit encore d’une histoire de famille, mais de toute autre nature et dimension. L’un des protagonistes l’explique clairement : Le monde homosexuel, la nation gay, constituent sa vraie famille, le seul contexte de groupe où il se sente accepté tel qu’il est, et en sécurité. Où qu’il se trouve dans le monde, dit-il, il sait qu’elle l’accueillera. Tous sont en effet à des degrés divers en rupture avec leur famille biologique, voire avec leur pays : Rupture complète, rejet, ou rupture de communication (tel autre relate pourquoi il n’avouera jamais à sa mère qu’il est gay). Là encore, la question centrale est celle de la singularité du désir homosexuel, de son inadéquation profonde avec toutes les structures sociales existantes.

Et au fil des interviews (sur la famille, la fidélité, le culte du corps…), ce qui au début du documentaire pouvait sembler n’être qu’un immense cliché sur la croisière ultra kitsch d’une bande de privilégiés futiles et jouisseurs prend peu à peu la dimension d’une utopie. Au-delà des paillettes et du mascara, on distingue le rêve collectif qu’ils sont venus vivre sur ce bateau : une parenthèse enchantée pour trouver ensemble un sens à leur vie.

On pressent à la fin qu’au soir du septième jour, le retour à terre sera sans doute décevant. Mais, provisoirement au moins, l’esprit de légèreté a pris le pas sur la violence du réel, et il en restera toujours quelque chose.

En définitive, ce documentaire remplit le rôle qu’aurait dû remplir la fiction : il nous conduit sur le chemin du rêve et de la liberté, alors que la fiction de « Seule la terre », parce qu’on ne peut pas y croire, nous rappelle violemment à la cruauté du réel. A vouloir trop bien faire….