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jeudi 7 mars 2024
Notre-Dame des Fleurs
par Jean Genet
( 3 avril 2018 )

Nu-tête et très élégant, simple et souriant, simple et souple, arrivait Mignon-les-Petits-Pieds. Souple, il avait dans son allure la magnificence lourde du barbare qui foule avec ses bottes crottées des fourrures de prix. Son buste était sur ses hanches un roi sur un trône. De l’avoir évoqué suffit pour que ma main gauche par ma poche percée... Et le souvenir de Mignon ne me quittera pas que je n’aie terminé mon geste. Un jour, la porte de ma cellule s’ouvrit et l’encadra. Je crus le voir, l’espace d’un clin d’œil, aussi solennel qu’un mort en marche, serti par l’épaisseur, que vous ne pouvez qu’imaginer, des murs de la prison. Il m’apparut debout avec la gentillesse qu’il aurait pu avoir, couché nu dans un champ d’œillets. Je fus à lui à la seconde, comme si (qui dit cela ?) par la bouche il m’eût déchargé jusqu’au cœur. [p.21]

Entrant en moi jusqu’à n’y plus laisser de place pour moi-même, si bien que je me confonds maintenant avec gangsters, cambrioleurs, macs, et que la police, s’y trompant, m’arrête. Pendant trois mois, il fit de mon corps une fête, me battant à tour de bras. Je tramais à ses pieds plus piétiné que la serpillière. Depuis qu’il est parti, libre, à ses vols, je retrouve ses gestes si vifs qu’ils le montraient taillé dans un cristal à facettes, si vifs ses gestes qu’on les soupçonnait d’être tous involontaires tant il me paraît impossible qu’ils fussent nés de la pesante réflexion et de la décision. De lui, tangible, il ne me reste, hélas, que le moulage en plâtre que fit elle-même Divine de sa queue, gigantesque quand il bandait. Plus que toute autre chose, en elle ce qui impressionne, c’est la vigueur, donc la beauté, de cette partie qui va de l’anus à la pointe du pénis. [p.22]

Hélas ! je sais trop peu de chose (rien) sur les rapports secrets des êtres qui sont beaux et savent qu’ils le sont, et rien sur les contacts qui paraissent amicaux mais sont peut-être haineux des beaux garçons. [p.31]

Le premier, l’abbé sortit sous la pluie en chantant le dies irae. Il relevait la chute de sa soutane et sa chape, comme au séminaire on lui avait appris à le faire les jours de mauvais temps, bien qu’automatique son geste libérât en lui, d’un placenta de noblesse, une série d’êtres secrets et tristes. D’un pan de cette chape de velours noir, velours dont sont faits le loup de Fantômas et celui des Dogaresses, il chercha à se dérober, mais c’est le sol qui se déroba sous lui et nous allons voir dans quel traquenard il s’en fut donner. A temps, il empêcha l’étoffe de dissimuler le bas de son visage. Cet abbé, sachez-le bien, était jeune ; on lui devinait un corps vibrant d’athlète passionné sous ses ornements funèbres. C’est dire qu’en somme il portait le travesti. [p.32]

Au coin de sa bouche, un mégot éteint. Le mot « mégot » et la saveur du tabac sucé firent l’échine de l’abbé se raidir, se tirer en arrière de trois petits coups secs, qui se répercutèrent en vibrations à travers tous ses muscles et jusqu’à l’infini, qui en frémit et éjacula une semence de constellations. Les lèvres du scieur se posèrent sur la bouche de l’abbé, où elles enfoncèrent d’un coup de langue plus impérieux qu’un ordre royal le mégot. Le prêtre fut terrassé, mordu, et il expira d’amour sur la mousse gonflée d’eau. Après l’avoir presque dévêtu, l’étranger le caressa, reconnaissant, presque attendri, pensait l’abbé ; il remit en place d’un coup d’épaule sa gibecière lourde d’un chat sauvage, ramassa son fusil et partit en sifflant un air apache. [p.34]

Quand le cortège fut arrivé au trou creusé déjà, par ce fossoyeur peut-être que Divine apercevait de sa fenêtre, on descendit la bière où la morte était roulée dans une guipure blanche. L’abbé bénit la fosse et passa son goupillon à Mignon, qui rougit de le sentir si lourd (car il était un peu revenu, après et par-delà Divine, à sa race, cousine de celle des jeunes tziganes, qui n’acceptent de vous branler qu’avec leurs pieds), puis aux tantes, et par elles tout l’alentour ne fut qu’un piaillis de jolis cris et rires pouffants. Divine partait comme elle l’eût désiré, selon la fantaisie et l’abjection mêlées. [p.36]

Son parfum est violent et vulgaire. Par lui on peut savoir déjà qu’elle aime la vulgarité. Divine a le goût sûr, goût bon, et ce n’est pas le moins inquiétant, qu’elle, délicate, la vie la mette toujours en posture vulgaire, au contact de toutes les crasses. Elle chérit la vulgarité parce que son plus grand amour a été pour un bohémien à la peau noire. Sur lui, sous lui, quand il lui chantait, sa bouche collée à la sienne, des chansons rabouin qui traversaient son corps, elle apprit à subir le charme des étoffes vulgaires comme la soie et les galons d’or qui vont bien aux êtres impudiques. [p.41]

Il m’est arrivé une aurore de porter d’amour sans objet mes lèvres sur la rampe glacée de la rue Berthe, une autre fois d’embrasser ma main, puis encore, n’en pouvant plus d’émotion, de désirer m’avaler moi-même en retournant ma bouche démesurément ouverte par-dessus ma tête, y faire passer tout mon corps, puis l’Univers, et n’être plus qu’une boule de chose mangée qui peu à peu s’anéantirait : c’est ma façon de voir la fin du monde. Divine s’offrait à la nuit afin d’être dévorée de tendresse par elle et jamais plus vomie. [p.43]

Encore que gouape, Mignon avait un visage de clarté. C’était le beau mâle, violent et doux, né pour être mac, si noble d’allure qu’il paraissait être nu toujours, moins ce geste ridicule et m’attendrissant : le gros dos, tantôt sur un pied, puis sur l’autre, qu’il devait faire pour enlever son pantalon et son caleçon. [p.50]

S’aimer comme, avant de se séparer deux jeunes boxeurs qui se battent (non combattent), déchirent l’un à l’autre sa chemise, et, quand ils sont nus, stupéfaits d’être si beaux, croient se voir dans une glace, restent bés une seconde, secouent – la rage d’être pris – leurs cheveux emmêlés, se sourient d’un sourire humide et s’étreignent comme deux lutteurs de lutte gréco-romaine, emboîtent leurs muscles dans les connexions exactes qu’offrent les muscles de l’autre, et s’affalent sur le tapis jusqu’à ce que leur sperme tiède, giclant haut, trace sur le ciel une voie lactée où s’inscrivent d’autres constellations que je sais lire : la constellation du Matelot, celle du Boxeur, celle du Cycliste, celle du Violon, celle du Spahi, celle du Poignard.
[p.62]

Aimer un assassin. Aimer commettre un crime de connivence avec le jeune métis sur la couverture du livre déchiré. Je veux chanter l’assassinat, puisque j’aime les assassins. Sans fard le chanter. Sans prétendre, par exemple, que je veuille obtenir par lui la rédemption, encore que j’en aie grande envie, j’aimerais tuer. Je l’ai dit plus haut, plutôt qu’un vieux, tuer un beau garçon blond, afin qu’unis déjà par le lien verbal qui joint l’assassin à l’assassiné (l’un l’étant grâce à l’autre), je sois, aux jours et nuits de mélancolie désespérée, visité par un gracieux fantôme dont je serais le château hanté. [p.107]

Déjà l’assassin force mon respect. Non seulement parce qu’il a connu une expérience rare, mais qu’il s’érige en dieu, soudain, sur un autel, qu’il soit de planches basculantes ou d’air azuré. Je parle, bien entendu, de l’assassin conscient, voire cynique, qui ose prendre sur soi de donner la mort sans en vouloir référer à quelque puissance, d’aucun ordre, car le soldat qui tue n’engage pas sa responsabilité, ni le fou, ni le jaloux, ni celui qui sait qu’il aura le pardon ; mais bien celui que l’on dit réprouvé, qui, en face que de soi-même, hésite encore à se regarder au fond d’un puits où, pieds joints, en un bond d’une risible audace, il s’est, curieux prospecteur, lancé. Un homme perdu. [p.109]

Plaisir du solitaire, geste de solitude qui fait que tu te suffis à toi-même, possédant les autres intimement, qui servent ton plaisir sans qu’ils s’en doutent, plaisir qui donne, même quand tu veilles, à tes moindres gestes cet air d’indifférence suprême à l’égard de tous et aussi cette allure maladroite telle que, si un jour tu couches dans ton lit un garçon, tu crois t’être cogné le front à une dalle de granit. [p.120]

On comprenait ceci : « Qu’est-ce qu’un malfaiteur ? Une cravate qui danse au clair de lune, un tapis épileptique, un escalier qui monte à plat ventre, un poignard en marche depuis le commencement du monde, une fiole de poison affolée, des mains gantées dans la nuit, le col bleu d’un matelot, une succession ouverte, une suite de gestes simples et bénins, une espagnolette silencieuse. » Le grand psychiatre lut enfin ses conclusions : « Qu’il (Notre-Dame-des-Fleurs) est un déséquilibré psychique, inaffectif, amoral. Pourtant, qu’en tout acte criminel, comme en tout acte, existe une part volontaire et qui n’est pas due à la complicité irritante des choses. [p.345]

La phrase : « J’l’ai pas fait exprès » s’organisa sur ses lèvres. S’il l’eût dite, elle n’eût étonné personne. On s’attendait au pire. Toutes les réponses qui lui venaient s’avançaient en argot, et le sentiment des convenances lui insinuait de parler français, mais chacun sait qu’aux instants graves, sur les autres, c’est la langue maternelle qui l’emporte. Il faillit être naturel. Or, naturel, en cet instant, c’est être théâtral, mais sa maladresse le sauva du ridicule et fit couper sa tête. Il fut vraiment grand. Il dit : – L’vieux était foutu. Y pouvait seument pu bander. Le dernier mot ne passa pas les crânes petites lèvres ; néanmoins, les douze vieillards, bien vite, ensemble, mirent leurs deux mains devant leurs oreilles pour en interdire l’entrée au mot gros comme un organe, qui ne trouvant pas d’autre orifice, entra, tout roide et chaud, dans leur bouche béante. La virilité des douze vieillards et celle du Président étaient bafouées par la glorieuse impudeur de l’adolescent. Tout fut changé. Ceux qui étaient danseuses espagnoles, les castagnettes aux doigts, redevinrent jurés, le peintre délicat redevint juré, le vieillard en étoffe redevint juré, l’ours aussi, celui qui était pape, et celui qui était Vestris. Vous ne me croyez pas ? La salle poussa un soupir de rage. Le Président fit avec ses belles mains le geste que les tragédiennes font avec leurs beaux bras. Trois frissons subtils agitèrent sa robe rouge, comme un rideau de théâtre, comme si à son pan, vers le mollet, se fussent accrochées les griffes désespérées d’un petit chat agonisant dont les muscles de la patte auraient été crispés par trois petites secousses de mort. [p.349]