L’homme de Tollsund, contemporain de l’âge de fer danois, momifié la corde au cou dans un marais où les gens bien-pensants de l’époque jetaient paraît-il leurs traîtres vrais ou faux, leurs déserteurs, leurs efféminés, en offrande à on ne sait quelle déesse, a l’un des visages les plus intelligents qui puissent être : ce supplicié a dû juger de très haut ceux qui le jugeaient. [p.22]
Nous ne sommes pas les premiers à avoir vu la poussière de l’Asie Mineure en été, ses pierres chauffées à blanc, les îles sentant le sel et les aromates, le ciel et la mer durement bleus. Tout a déjà été éprouvé et expérimenté à mille reprises, mais souvent sans avoir été dit , ou sans que les paroles qui le disaient subsistent, ou si elles le font, nous soient intelligibles et nous émeuvent encore . Comme les images dans le ciel vide, nous nous formons et nous dissipons sur ce fond d’oubli. [p.44]
Agir et penser comme tout le monde n’est jamais une recommandation ; ce n’est pas toujours une excuse. A chaque époque, il est de gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas.[p.72]
Plus je vieillis moi-même, plus je constate que l’enfance et la vieillesse non seulement se rejoignent , mais encore sont les deux états le plus profonds qu’il nous soit donné de vivre. L’essence d’un être s’y révèle, avant ou après les efforts, les aspirations, les ambitions de la vie. (…) Les yeux de l’enfant et ceux du vieillard regardent avec la tranquille candeur de qui n’est pas encore entré dans le bal masqué ou en est déjà sorti. Et tout l’intervalle semble un tumulte vain, une agitation à vide, un chaos inutile par lequel on se demande pourquoi on a dû passer. [p .202]
Je sais que je contredis (…) tous nos psychologues patentés pour qui tout oubli camoufle un secret : ces analystes sont comme nous tous : ils refusent de faire face au morne vide que contient plus ou moins toute vie. Que de journées n’ont pas mérité d’être vécues ! Que d’évènements, de gens et de choses qui ne valaient pas qu’on s’en occupât, à plus forte raison qu’on s’en souvînt ! Beaucoup de vieillards racontant leur passé gonflent celui-ci comme un ballon, longuement contre eux comme une vieille maîtresse, ou au contraire, crachent dessus ; ils montent en épingle, faute de mieux, un chaos ou une absence. [p.224]