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lundi 1er avril 2024
Essais sceptiques
par Bertrand Russel
( 19 mai 2015 )

C’est une erreur d’attribuer un vaste soulèvement comme celui de la dernière guerre rien qu’aux machinations des politiciens. Une telle explication s’applique peut-être à la Russie ; ce serait une raison pour laquelle la Russie ne luttait qu’à contrecœur et fit une révolution pour conclure la paix. Mais en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis (en 1917), aucun gouvernement n’aurait pu s’opposer à l’exigence populaire d’une guerre. Une telle exigence populaire doit avoir une base instinctive, et, pour ma part ,je crois que l’accroissement moderne des instincts guerriers peut s’expliquer par l’insatisfaction (en grande partie inconsciente) causée par la régularité, la monotonie et le caractère apprivoisé de la vie contemporaine.
Il est clair que nous ne pouvons pas remédier à cette situation en abolissant le machinisme. Une telle mesure serait réactionnaire, et elle est en tout cas impraticable. La seule manière d’éviter les maux actuellement associés avec l’existence du machinisme serait de créer des ruptures dans la monotonie de la vie et d’encourager les gens par tous les moyens à des aventures, pendant les intervalles. Beaucoup d’hommes cesseraient de désirer la guerre s’ils avaient des opportunités de risquer leur vie dans l’alpinisme ; un des ouvriers de la paix des plus doués et des plus vigoureux que j’ai eu le bonheur de connaitre passait d’habitude l’été a grimper les sommets les plus dangereux des Alpes. Si chaque travailleur disposait chaque année d’un mois pendant lequel il pourrait, s’il le voulait, apprendre a conduire un avion, ou aller a la chasse aux fauves dans le Sahara, ou se lancer dans quelque aventure dangereuse et stimulante, qui nécessiterait une initiative personnelle et des décisions rapides, l’amour populaire de la guerre serait vite devenu l’apanage des femmes et des invalides. Je reconnais que j’ignore la méthode pour rendre pacifiques ces deux classes de la population, mais je suis persuade qu’une psychologie scientifique finirait par en trouver une, si elle entreprenait cette tache sérieusement. [p.95]

Je ne peux pas croire que la vertu est proportionnelle au revenu, ni qu’il est mauvais moralement d’avoir des difficultés a s’adapter au troupeau. Nul doute que mes opinions sur ce sujet ne soient tendancieuses puisque je suis pauvre et bizarre ; mais, bien que je reconnaisse ce fait, elles demeurent tout de même mes opinions. [p.104]

Autrefois, la logique fut l’art de tirer des conséquences ; de nos jours, elle est devenue l’art de s’abstenir de les tirer, puisque nous savons maintenant que les conclusions que nous sommes enclins à tirer ne sont presque jamais justes. J’en déduis donc qu’on devrait enseigner la logique dans le but d’apprendre aux gens à ne ps tirer de conclusions. Car, s’ils se mettent à raisonner, ils feront presque certainement des erreurs. [p.108]

Nous savons tous ce que nous entendons par un homme « de bien ». L’homme « de bien » idéal ne boit pas, ne fume pas, évite langage grossier, parle en présence des hommes exactement de la même manière qu’il parlerait en présence des femmes, va à l’église régulièrement et a sur tous sujets des idées « comme il faut ».
Il a une sainte horreur du mal-agir, des mauvaises actions, et il se rend compte que le châtiment du péché est notre douloureux devoir. Il a une horreur encore plus grande du mal-penser et il estime que le rôle des autorités est de préserver les jeunes gens contre ceux qui mettent en question la sagesse des idées généralement acceptées par les citoyens prospères d’âge moyen. A part les devoirs de sa profession qu’il accomplit avec assiduité, il dépense beaucoup de temps pour de bonnes actions : tantôt il encourage le patriotisme et l’instruction militaire ; tantôt il favorise les habitudes laborieuses, la sobriété et la vertu des salariés et de leurs enfants en insistant pour que des fautes à cet égard soient punies ; tantôt il administre une université et empêche que par un respect malavisé pour la science on nomme un professeur aux idées subversives. Au-dessus de tout, bien entendu, sa « morale », dans le sens étroit de ce mot, doit être irréprochable.
On peut se demander si un homme « de bien » défini ainsi fait, en moyenne, plus de bien qu’un homme « vicieux ». J’entends par un homme « vicieux » le contraire de ce que je viens de décrire. Un homme « vicieux » est quelqu’un dont on sait qu’il fume et boit de temps en temps, et même qu’il dit un mot un peu fort quand on lui marche sur le pied. Sa conversation n’est pas toujours de nature à pouvoir être imprimée, et parfois il passe un beau dimanche en plein air, au lieu d’aller à 1’église. Certaines de ses idées sont subversives ; par exemple, il peut penser que si l’on veut la paix on doit préparer la paix et non la guerre. Son attitude envers les mauvaises actions est scientifique, la même qu’il aurait envers son automobile si elle fonctionnait mal ; il estime que des sermons et la prison ne peuvent pas plus corriger un vice que réparer un pneu crevé. 11 est encore plus perverti pour ce qui est du mal-penser. I1 soutient que ce qu’on appelle « mal-penser », c’est simplement penser ; et que ce qu’on appelle « bien-penser », c’est répéter des mots comme un perroquet. Cela lui donne de la sympathie pour toutes sortes d’homme bizarres indésirables. Son activité en dehors de ses heures de travail peut consister uniquement à jouir de la vie, ou, ce qui en encore à pire, à semer le mécontentement contre des maux évitables, mais qui ne gênent pas les hommes au pouvoir. Et il est même possible qu’en ce qui concerne la « morale » il ne cache pas ses défauts aussi soigneusement que le ferait un homme vraiment vertueux ; il se justifie par cette affirmation perverse qu’il vaut mieux être honnête que prétendre donner un bon exemple. Un homme qui a un ou plusieurs de ces défauts sera considéré comme vicieux par le respectable citoyen moyen et on lui interdira d’occuper un poste qui confère une autorité, comme celui du juge, du magistrat ou du maître d’école. De tels postes sont accessibles seulement aux hommes « de bien ».[p.121]

Nous avons besoin d’une morale fondée sur l’amour de la vie, sur la joie de la croissance et des accomplissements positifs et non sur la répression et l’interdiction. On devrait considérer un homme comme un homme « de bien » s’il est heureux, expansif, généreux et joyeux du bonheur des autres ; et dans ce cas on devrait attribuer peu d’importance à quelques peccadilles. Mais on devrait considérer un homme qui acquiert une fortune par la cruauté et l’exploitation comme nous considérons actuellement ce qu’on appelle un homme « immoral » ; et on devrait le considérer ainsi même s’il va régulièrement à l’église et donne une partie de ses biens malhonnêtement acquis à des institutions publiques. [p.129]

Une des particularités du monde anglo-saxon est l’intérêt immense qu’il porte aux partis politiques et sa foi en eux. Un très grand pourcentage de gens parlant anglais croient réellement que les maux qui les accablent seraient guéris si un certain parti politique était au pouvoir. C’est cela la raison du « balancement de pendule ». Un homme vote pour un parti et reste misérable ; il en conclut que c’est l’autre qui amènerait le règne du millénaire. Quand enfin tous les partis l’ont déçu, il est un vieillard au seuil de la mort ; ses fils ont maintenant la foi de sa jeunesse, et le jeu de bascule continue.
[p.139]

Partout ou existe la politique des partis, le politicien ne s’adresse au début qu’a un groupe de la nation, tandis que ses adversaires s’adressent a un groupe opposé. Son succès dépend de la transformation de son groupe en majorité. Une mesure qui serait approuvée par tous les groupes également serait, on peut le présumer, commune à tous les partis, et ne serait donc d aucune utilité au politicien. Par conséquent, il concentre son attention sur les mesures qui déplaisent au groupe formant le noyau des partisans de son adversaire. De plus, une mesure, si admirable soit-elle, sera inutile pour un politicien à moins qu’il ne soit capable de la défendre par des raisons qui sembleront convaincantes a un citoyen moyen quand elles seront exposées dans un discours de programme. Ainsi, les mesures auxquelles les politiciens de parti attachent de l’importance doivent répondre a deux conditions : 1° elles doivent sembler donner des avantages a une partie de la nation ; 2° les arguments en leur faveur doivent être de la plus extrême simplicité. [p.140]

Je n’appartiens personnellement à aucune des religions existantes et j’espère que toute croyance religieuse finira par s’éteindre. Je ne crois pas que, tout compte fait, la foi religieuse ait été une force bienfaisante. Bien que je sois prêt à reconnaître qu’à certaines époques et dans certains pays elle a eu quelques bons effets, je la considère comme appartenant à l’enfance de la raison humaine et à une phase du développement que nous sommes actuellement en train de dépasser. [p.158]

Les défenseurs du capitalisme invoquent très facilement les principes sacrés de la liberté qui sont tous incarnés dans cette maxime : Les riches ne doivent subir aucune restriction dans le droit d’exercer leur tyrannie contre les pauvres.[p.184]

(…) la démocratie, telle que les politiciens la conçoivent, est une forme de gouvernement, c’est-à dire une méthode qui consiste à faire faire aux gens ce que leurs chefs désirent tout en leur faisant croire qu’ils font ce qu’ils veulent eux-mêmes.[p.195]

L’habitude d’enseigner une orthodoxie politique, morale ou religieuse a toutes sortes de mauvais effets. Pour commencer, elle exclut du métier de l’enseignement des hommes qui joignent l’honnêteté à la vigueur intellectuelle, c’est-à-dire des hommes qui probablement exerceraient la meilleure influence morale et intellectuelle sur leurs élèves. Je donnerai trois exemples. Premièrement, en politique : une professeur d’économie en Amérique est obligé d’enseigner des doctrines qui contribueront à augmenter la richesse et le pouvoir des gens très riches. S’il agit autrement, il trouve sage d’aller ailleurs, comme M. Laski, autrefois professeur de Harvard, actuellement un des meilleurs professeurs à la London School of Economics. Deuxièmement, en religion : l’immense majorité des intellectuels éminents necroit pas à la religion chrétienne, mais ils dissimulent ce fait dans leur activité publique, parce qu’ils ont peur de perdre leur gagne-pain. Ainsi, sur le sujet le plus important de tous, la plupart des hommes dont les opinions et les arguments seraient le plus précieux sont condamnés au silence. Troisièmement, en morale : pratiquement, aucun homme n’est chaste a une certaine époque de sa vie ; il est clair que ceux qui cachent ce fait sont pires que ceux qui ne le cachent pas, puisqu’ils sont de plus coupables d’hypocrisie. Mais les postes d’enseignement ne sont accessibles qu’aux hypocrites. Voilà pour les effets de l’orthodoxie sur le choix et le caractère des professeurs. J’en viens maintenant aux effets de cet enseignement sur les élèves, que j’examinerai tant du point de vue intellectuel que moral. Intellectuellement, un jeune homme est stimulé par un problème lorsqu’il trouve que les opinions divergent à son sujet. Par exemple, un jeune étudiant d’économie devrait connaître les opinions des individualistes et des socialistes, des protectionnistes et libre-échangistes, des inflationnistes et des partisans de l’étalon-or. On devrait l’encourager à lire les meilleurs livres des écoles différentes, les mêmes que recommandent leurs partisans. Cela lui apprendrait à penser les arguments et à examiner les preuves, à savoir qu’aucune opinion n’est juste d une manière absolument certaine, et à juger les hommes plutôt pour leurs qualités que pour leur conformité avec des conceptions antérieures. On devrait enseigner 1’histoire, non seulement du point de vue du pays du professeur, mais aussi du point de vue des pays étrangers. Si l’histoire était enseignée en Angleterre par des Français et en France par des Anglais, il n’y aurait pas de désaccords entre les deux pays, car chacun comprendrait le point de vue de l’autre. Un jeune homme devrait apprendre à penser que toutes les questions demeurent ouvertes et qu faut suivre un raisonnement si loin qu’il mène. Les besoins de la vie pratique détruiront cette attitude beaucoup trop tôt, quand il commencera à gagner sa vie, mais jusque-là on devrait l’encourager à goûter les joies de la spéculation pure.[p.206]

L’opinion courante que le bonheur est proportionnel au revenu et qu’une vielle fille riche doit être plus heureuse qu’une femme marie pauvre. Pour rendre cette proposition vraie, nous tous, nous faisons tout notre possible pour infliger la misère à cette dernière.[p.217]

Des journaux syndiqués, un enseignement supérieur financé par des millionnaires, une éducation primaire contrôlée par les églises qui à leur tour profitent des donations de millionnaires, un commerce de livres bien organisé qui peut décider par des annonces quels seront les livres qui se vendront beaucoup et qui peut les produire à bien meilleur marché que livres à circulation limitée ; la radio ; mais, plus que toute autre chose, le cinéma, dont les productions extrêmement coûteuses rapportent des bénéfices en étant exportées dans tout l’Occident - tout cela contribue à l’uniformité, au contrôle centralisé des idées et des informations et à la propagation exclusive de religions et de philosophies approuvées par les tenants du pouvoir.[p.236]