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vendredi 19 avril 2024
La sourde violence des rêves
par K. Sello Duiker
( 17 novembre 2014 )

Pour certains d’entre nous, souffrir n’est pas assez, il nous faut devenir la souffrance même, pour que puissent exister la religion, les prières et les prêtres soumis à la volonté étriquée de Dieu. Pour que médecins, psychologues et autres imbéciles qui croient nous aider puissent se congratuler sans relâche, persuadés de gagner pas ces bonnes actions leur paradis. Pour que les gens puissent dormir la nuit, ronflant bien en paix puisque les grands malades sont enfermés. Qu’ils se sentent soulagés de savoir que d’autres souffrent tellement plus qu’eux-mêmes.
[p.46]

Je vois le malheur, le conflit et les politiciens profiter des espoirs des peuples. Je vois des peuples se soulever contre les humeurs putrides de l’oppression. Je vois aussi leurs blessures, maman. Ce sont des entrailles profondes, ouvertes. Les v ers ne sont jamais loin. Je vois des industriels boire le sang des fleuves, déféquer sur nos peurs. Je vois des vieillards las des protestations nous emmener encore plus loin dans les ténèbres, aussi légers et insouciants que dans les années 1960, quand le monde s’enivrait d’amour libre. Je vois des enfants suicidaires qui savent ce que fouiller ses poches à la recherche d’une pièce veut dire, fouiller sans rien trouver, jusqu’à faire un trou au fond. Je vois des gens indifférents à la rapacité des banques, à l’humiliation des estomacs vides et leurs gargouillis permanents. Les puissants s’effondreront sous leur propre poids, les monarchies tomberont. Je vois la corruption des politiciens, des ministres fraternisant au grand jour dans les parcs avec des gangsters, des barons de la drogue. Peut-être ne redoute-t-on pas assez d’être examinés au grand jour. Je marche à cause d’eux, de toute cette laideur qu’ils nous ont léguée. Mais la laideur à laquelle nous essayons d’échapper, c’est nous-mêmes. Toujours ce même cri terrifiant monte du plus profond de moi. Il emplit d’air mes poumons quand j’écoute ce cri primal vieux de milliers d’ères. Il me rappelle que l’histoire est toujours en marche, que ce n’est pas fini. Une tempête se lève, le monstre que nous avons créé dans nos cauchemars est affamé, et il nous guette. Le serpent se tord de fureur. Les grands arbres tomberont, les montagnes s’ébouleront. Le monde va vers le tumulte, les gens s’entredévoreront tandis que persisteront des froids terribles et de chaleurs intolérables. Quand j’écoute les cris déchirants de la bête, je sais qu’une volonté étouffée essaie de se libérer. Une créature féroce est à nos portes, chaque jour je la sens s’avancer.
[p.98]