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dimanche 21 avril 2024
Orwell ou l’horreur de la politique
par Simon Leys
( 30 septembre 2014 )

(…)Lorsque vous rencontrez quelqu’un en chair et en os, vous réalisez aussitôt qu’il est un être humain, et non pas une sorte de caricature incarnant certaines idées. C’est en partie pour cette raison que je ne fréquente guère les milieux littéraires, car je sais par expérience que, du moment que j’ai fait la connaissance d’un individu quelconque, et que je lui ai parlé, je deviens définitivement incapable de le traiter avec brutalité intellectuelle, alors même que je m’en sentirais le devoir - tout comme ces députés travaillistes qui sont perdus à tout jamais pour la cause du parti une fois qu’ils se sont fait taper sur l’épaule par un duc. [p. 3]

A l’hôpital, durant sa maladie finale, peu de temps avant de mourir, il entendit un jour les voix de visiteurs aristocratiques dans une chambre voisine, et il trouva aussitôt l’énergie furieuse de noter dans le carnet qui ne quittait pas son chevet : « Quelles voix ! On devine des gens trop bien nourris, stupidement satisfaits d’eux-mêmes, avec cette constante façon de ricaner hé-hé-hé à propos de rien du tout. Et par-dessus tout, il y a cette espèce de lourdeur et de richesse, combinées avec une fondamentale mauvaise grâce, des gens qui, on le sent instinctivement sans même avoir besoin de les voir, sont les ennemis spontanés de tout ce qui est intelligent, ou sensible, ou beau ». [p.23]

Je commençais à éprouver un indescriptible dégout de toute la machinerie de ce qu’on appelle « la justice » . Dites ce que vous voulez, notre droit pénal est une chose horrible, et requiert pour son application un personnel remarquablement dépourvu de sensibilité. (…) J’ai une fois assisté à une pendaison, cela m’a paru plus effroyable que mille meurtres. Je n’ai jamais pu visiter une prison sans éprouver le sentiment que ma place était de l’autre coté des barreaux. Je pensais alors – je le pense toujours aujourd’hui – que le pire criminel qui ait jamais existé est moralement supérieur au juge qui l’envoie à la potence. [P. 27]

Parce que Kipling s’identifie à la classe des officiels, il possède une chose qui fait presque toujours défaut aux esprits « éclairés » - et c’est le sens de la responsabilité. Les bourgeois de gauche le détestent presque autant pour cela que pour sa cruauté et sa vulgarité. Tous les partis de gauche dans les pays industrialisés reposent fondamentalement sur une hypocrisie, car ils affichent de combattre quelque chose dont, en profondeur, ils ne souhaitent pas la destruction. Ils ont des objectifs internationalistes, et en même temps ils sont bien décidés à maintenir un niveau de vie qui est incompatible avec ces objectifs. Nous vivons tous de l’exploitation des collies asiatiques, et ceux d’entre nous qui sont « éclairés » soutiennent que ces coolies devraient être libérés ; mais notre niveau de vie et donc aussi notre capacité de développer des opinions « éclairées » exigent que le pillage continue. L’attitude humanitaire est nécessairement le fait d’un hypocrite, et c’est parce qu’il comprenait cette vérité que Kipling possédait ce pouvoir unique de créer des expressions qui frappent. Il serait difficile de river le clou au pacifisme niais des Anglais en moins de mots que dans la phrase : « Vous vous moquez des uniformes qui veillent sur votre sommeil . » [P.28]

Orwell avait une passion pour la pureté de la prose (…) Si la prose se dégrade, la pensée se dégrade, et toutes les formes de communication les plus délicates se trouvent rompues. La liberté, disait-il, est liée à la qualité du langage, et les bureaucrates qui veulent détruite la liberté ont tous tendance à mal écrire et mal parler, à se servir d’expressions pompeuses ou confuses, à user de cliché qui occultent ou oblitèrent le sens . [p.54]

J’ai toujours pensé qu’il vaut mieux mourir de mort violente, et pas trop vieux. On parle des horreurs de la guerre, mais quelle arme pourrait-on concevoir, qui égalerait en cruauté quelques-unes des maladies les plus courantes ? Une mort « naturelle » signifie, presque par définition, quelque chose de lent, de nauséabond et d’atroce. [p 63]

Ce qui est sinistre, c’est que les ennemis conscients de la liberté sont ceux pour qui la liberté devrait signifier le plus. Le grand public ne s’intéresse guère à ce problème, ni dans un sens, ni dans l’autre. La majorité des gens ne voudraient ni persécuter les hérétiques, ni se donner trop de mal pour les défendre. Ils sont à la fois trop sains et trop stupides pour adopter une perspective totalitaire. L’attaque consciente et délibérée contre l’honnêteté intellectuelle vient des intellectuels eux-mêmes. [p.70]

L’illusion est de croire que , sous un gouvernement totalitaire, on pourrait demeurer intérieurement libre (…), que dans leurs mansardes des ennemis clandestins du régime pourraient continuer à noter leurs pensées (…). La grande erreur est d’imaginer que l’être humain soit un individu autonome. Cette liberté secrète dont vous pourriez prétendument jouir sous un tel gouvernement ne tient pas debout, car vos pensées ne vous appartiennent jamais entièrement. Les philosophes, les écrivains, les artistes et même les savants ont besoin non seulement d’encouragements et d’un public, il leur faut aussi le constant stimulant des autres. Il est presque impossible de penser sans causer (…). Supprimez la liberté de pensée, et les facultés créatrices tarissent (…). Quand le couvercle sera retiré de l’Europe [occupée par l’Axe], je suis convaincu que l’on sera surpris de voir combien peu d’écrits de valeur, dans n’importe quelle forme – y-compris des choses comme des journaux intimes – auront été produits en secret sous les régimes de dictature. [p.70]

Ce qui est terrifiant dans les dictatures modernes, c’est qu’elles constituent un phénomène entièrement sans précédent. On ne peut prévoir leur fin. Autrefois, toutes les tyrannies se faisaient tôt ou tard renverser, ou à tout le moins elles provoquaient une résistance, du seul fait que la « nature humaine » soit un facteur constant. Il se pourrait fort bien qu’on arrive à produire une nouvelle race d’hommes, dénuée de toute aspiration à la liberté, tout comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes. [p.71]