2034 éléments
dernière mise à jour:
vendredi 19 avril 2024
Le gène égoiste
par Richard Dawkins
( 17 avril 2013 )

(...)la nation est la grande bénéficiaire de notre auto-sacrifice altruiste et on attend des jeunes hommes qu’ils meurent en tant qu’individus pour la plus grande gloire de leur pays en tant que tout. De plus, on les pousse souvent à tuer d’autres individus sur lesquels ils ne savent rien, si ce n’est qu’ils appartiennent à une nation différente. (Curieusement, en temps de paix, les appels aux citoyens pour qu’ils freinent l’augmentation de leur niveau de vie semblent moins efficaces que ceux effectués en temps de guerre pour exhorter les individus à faire don de leur vie.)[p.27]

Un fœtus humain, qui n’a pas plus de sentiment humain qu’une amibe, bénéficie d’un respect et d’une protection légale de loin plus importants que le chimpanzé adulte. Pourtant le chimpanzé sent et pense , et – selon une expérience récente -
peut même apprendre une forme de langage humain. Le fœtus appartient à notre propre espèce, en vertu de quoi on lui accorde instantanément des privilèges spéciaux et des droits. Je ne sais pas si on peut mettre l’éthique de l’ « espécisme », pour reprendre le terme de Richard Ryder, sur le même plan que celle du « racisme », mais ce que je sais en revanche, c’est qu’elle n’a pas de base solide en biologie de l’évolution. [p.28]

Pouvons-nous concilier le fait que les erreurs de copie soient une condition essentielle à la marche de l’évolution avec l’idée que la sélection naturelle favorise la haute fidélité de la copie ? Je répondrai que si l’évolution peut vaguement sembler une « bonne chose », en particulier parce que nous en sommes le produit, en fait rien ne « demande » à évoluer. L’évolution est un phénomène qui arrive bon gré mal gré, en dépit de tous les efforts des réplicateurs (aujourd’hui des gènes) pour prévenir son arrivée. Jacques Monod analyse fort bien ce problème dans sa conférence sur Herbert Spencer, en faisant sèchement remarquer : « Un autre aspect curieux de le théorie de l’évolution est que chacun pense la comprendre ! »

Pour en revenir à la soupe originelle, comme les molécules individuelles avaient une vie assez longue ou se copiaient rapidement, ou encore se copiaient avec précision, elle se peupla de variétés stables de molécules. La tendance évolutionnaire vers ces trois sortes de stabilité agit dans le sens suivant : si vous aviez pris es échantillons de soupe à deux époques différentes, le dernier échantillon aurait contenu une plus grande proportion de variétés à haute longévité, fécondité et fidélité. C’est essentiellement ce qu’un biologiste entend par évolution quand il parle de créatures vivantes, et le mécanisme est le même : c’est la sélection naturelle.

Devrions-nous alors appeler « vivant » le réplicateur originel de molécules ? Qu’importe ! Je pourrais vous dire que « Darwin était le plus grand homme qui ait jamais vécu ». Vous pourriez répondre que « c’était plutôt Newton ». Mais je ne souhaite pas prolonger une discussion dont les conclusions ne débouchent sur rien. Les vies de Darwin et de Newton restent inchangées, quel que soit le qualificatif. De même, l’histoire des réplicateurs s’est probablement déroulée comme je viens de l’expliquer, que nous les appelions « vivants » ou non. Le malheur des humains vient de ce que trop d’entre eux n’ont jamais compris que les mots ne sont que des outils à leur disposition, et que la seule présence d’un mot dans le dictionnaire (le mot « vivant » par exemple) ne signifie pas que ce mot se rapporte forcément à quelque chose de défini dans le monde réel. Quoi qu’il en soit, « vivants » ou non, les premiers réplicateurs furent les ancêtres de la vie – nos ancêtres. [p.38]

Devait-il y avoir une fin à l’amélioration graduelle des techniques et artifices utilisés par les réplicateurs pour assurer leur propre continuité dans le monde ? Cette amélioration a disposé de beaucoup de temps pour progresser. Quels étranges engins d’auto-protection les millénaires apportèrent-ils ? Après quatre milliards d’années, que sont devenus les anciens réplicateurs ? Ils ne sont pas morts, puisqu’ils étaient passés maîtres dans l’art de la survie. Mais ne cherchez pas à les voir flotter librement dans la mer. Il y a longtemps qu’ils ont abandonné cette liberté désinvolte. Ils fourmillent aujourd’hui en grandes colonies, à l’abri des gigantesques et pesants robots, isolés du monde extérieur, communiquant avec lui par des voies tortueuses et indirectes, et le manipulant par commande à distance. Ils sont en vous et moi. Ils nous ont créés, corps et âme, et leur préservation est l’ultime raison de notre existence. Ils ont parcouru un long chemin, ces réplicateurs,. On les appelle maintenant « gènes », et nous sommes leurs machines à survie. [p.40]

Les gènes (…) contrôlent le comportement de leurs machines à survie, non pas directement avec leurs doigts sur les ficelles des marionnettes, mais indirectement, comme le programmeur d’ordinateur. Ils ne peuvent qu’établir le programme à l’avance et la machine à survie agit de son propre chef, tandis que les gènes attendent passivement à l’intérieur. Pourquoi sont-ils passifs, pourquoi ne prennent-ils pas les rênes de temps à autre pour changer la direction ? Ils ne peuvent le faire à cause des problèmes de décalage temporel, et je vais vous montrer pourquoi à l’aide d’une analogie tirée de la science-fiction.

J’ai choisi le livre « A comme Andromède » de Fred Hoyle et John Elliot. (…) Il s’agit d’une civilisation qui remonte à deux cents années-lumière dans la constellation d’Andromède et qui veut propager sa culture jusqu’à des mondes éloignés . (…) Les ondes radio voyagent à la vitesse de la lumière, ce qui veut dire que le signal met deux cents ans pour atteindre la Terre en partant d’Andromède. Le problème avec ce genre de distance est qu’on ne peut jamais avoir de conversation. Mais même en négligeant le fait que chaque message venant de la terre serait émis par des gens séparés chacun par douze générations, il serait tout à fait inutile d’essayer de converser à cette distance.

Très bientôt ce problème se posera à nous : les ondes radio mettent quatre minutes pour aller de la terre à Mars. Les astronautes devront donc perdre l’habitude de parler en courtes séquences alternatives et devront se lancer dans les longs monologues ressemblant plus à des missives qu’à des conversations.

(…) les Andromédiens du livre font la même chose. Puisqu’il est inutile d’attendre une réponse, ils rassemblent tout ce qu’ils ont à dire dans un long message continu. Ils le diffusent ensuite dans l’espace un grand nombre de fois, avec un cycle de plusieurs mois. [leur message] consiste en instructions codées pour la construction et la programmation d’un ordinateur géant. Les instructions ne sont pas rédigées en langage humain, mais un code peut être déchiffré par un cryptographe habile, plus particulièrement si les rédacteurs de ce code ont pour but qu’il soit facilement lisible. Le message est capté le radiotélescope de Jodrell Bbank et décodé, l’ordinateur construit et le programme exécuté. (…)

La question qui nous intéresse est de savoir dans quel sens on peut dire que les Andromédiens ont influencé les événements sur terre. Ils ne contrôlaient pas l’action de l’ordinateur, ils ne pouvaient même pas savoir si celui-ci avait été construit puisque l’information avait un temps de réponse de deux cents ans. Les décisions et les actions appartenaient donc entièrement à l’ordinateur qui ne pouvait même pas se référer à ses maîtres pour des instructions de politique générale, tous les ordres ayant été programmées à l’avance, toujours à cause de cette barrière de deux cents ans. (…)

De même que les Andromédiens doivent avoir un ordinateur sur Terre pour prendre chaque jour les décisions à leur place, nos gènes durent construire un cerveau. Mais les gènes ne sont pas comme ces Andromédiens qui envoyaient des instructions codées ; ils sont les instructions elles-mêmes. Et ne pouvant manipuler directement les ficelles des marionnettes que nous sommes à cause des écarts de temps, les gènes agissent par le contrôle de la synthèse des protéines. C’est un moyen puisant, mais lent, de gouverner le monde, alors que la caractéristique du comportement est d’être rapide. La construction d’un embryon prend des mois et le comportement agit en secondes, en fractions de seconde. Un hibou vole dans les airs, un bruissement dans les herbes hautes trahit une proie et, en l’espace de quelques millisecondes, les systèmes nerveux se mettent en marche, les muscles se gonflent et la vie d’un être peut être sauvée ou perdue. Les gènes n’ont pas une telle rapidité de réponse. Comme les Andromédiens, ils ne peuvent que construire à l’avance un ordinateur qui soit le plus rapide pour eux et le programmer avec des règles et des instructions lui permettant de faire face à des éventualités prévues par eux. Mais la vie, tel un jeu d’échecs, offre trop d’éventualités pour que celles-ci puissent tourtes être prévues. Comme les programmeurs d’échecs, les gènes ne fournissent aux machines à survie que des données générales.