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vendredi 19 avril 2024
Précis de décomposition
par Emil Cioran
( 18 janvier 2012 )

Lorsque nous subissons les confidences d’un ami ou d’un inconnu, la révélation de ses secrets nous remplit de stupeur. Devons-nous rapporter ses tourments au drame ou à la farce, cela dépend en tout point des bienveillances ou des exaspérations de notre fatigue. Chaque destinée n’étant qu’une ritournelle qui frétille autour de quelques taches de sang, c’est à nos humeurs de voir dans l’agencement de ses souffrances un ordre superflu et distrayant, ou un prétexte de pitié.
Comme il est malaisé d’approuver les raisons qu’invoquent les êtres, toutes les fois qu’on se sépare de chacun d’eux, la question qui vient à l’esprit est invariablement la même : comment se fait-il qu’il ne se tue pas ? Car rien n’est plus naturel que d’imaginer le suicide des autres. Quand on a entrevu, par une intuition bouleversante et facilement renouvelable, sa propre inutilité, il est incompréhensible que n’importe qui n’en ait fait autant. Se supprimer semble un acte si clair et simple ! Pourquoi est-il si rare, pourquoi tout le monde l’élude-t-il ? C’est que, si la raison désavoue l’appétit de vivre, le rien qui fait prolonger les actes est pourtant d’une force supérieure à tous les absolus ; il explique la coalition tacite des mortels contre la mort ; il est non seulement le symbole de l’existence, mais l’existence même ; il est le tout. Et ce rien, ce tout ne peut donner un sens à la vie, mais il la fait néanmoins persévérer dans ce qu’elle est : un état de non-suicide.
[p.31]

Dans ce monde rien n’est à sa place, en commençant par ce monde même. Point ne faut s’étonner alors du spectacle de l’injustice humaine. Il est également vain de refuser ou d’accepter l’ordre social : force nous est d’en subir les changements en mieux ou en pire avec un conformisme désespéré, comme nous subissons la naissance, l’amour, le climat et la mort. La décomposition préside aux lois de la vie : plus proches de notre poussière que ne le sont de la leur les objets inanimés, nous succombons avant eux et courons vers notre destin sous le regard des étoiles apparemment indestructibles. Mais elles-mêmes s’effriteront dans un univers que notre cœur seul prend au sérieux pour expier ensuite par des déchirements son manque d’ironie...
Personne ne peut corriger l’injustice de dieu et des hommes : tout acte n’est qu’un cas spécial, d’apparence organisée, du chaos originel. Nous sommes entraînés par un tourbillon qui remonte à l’aurore des temps ; et si ce tourbillon a pris figure d’ordre, ce n’est que pour mieux nous emporter...
[p,61]

Nous portons en nous - comme un trésor irrécusable - un amas de croyances et de certitudes indignes. Et même celui qui parvient à s’en débarrasser et à les vaincre demeure - dans le désert de sa lucidité - encore fanatique : de soi-même, de sa propre existence ; il a flétri toutes ses obsessions, sauf le terrain où elles éclosent ; il a perdu tous ses points fixes, sauf la fixité dont ils relèvent. La vie a des dogmes plus immuables que la théologie, chaque existence étant ancrée dans des infaillibilités qui font pâlir les élucubrations de démence ou de la foi. Le sceptique lui-même, amoureux de ses doutes, se révèle fanatique du scepticisme. L’homme est l’être dogmatique par excellence, et ses dogmes sont d’autant plus profonds qu’il ne les formule pas, qu’il les ignore et qu’il les suit.
[p.88]